L’enseignement social est « né de la rencontre du message évangélique et de ses exigences résumées dans le commandement suprême de l’amour de Dieu et du prochain dans la justice avec des problèmes émanant de la vie de la société ». La doctrine sociale de l’Église fait déjà l’objet d’un corpus dépassant les 20 000 pages , patiemment constitué au long des années par les interventions du magistère ecclésiastique, à son plus haut niveau, depuis maintenant plus d’un siècle. Pour nous en tenir aux principaux documents, de l’encyclique Rerum novarum, publiée par Léon XIII le 15 mai 1891 et portant sur la condition des ouvriers, à l’encyclique de Jean Paul II Centesimus annus, du 1er mai 1991 pour le centenaire de Rerum novarum, nous dénombrons pas moins de treize textes majeurs . Si cette doctrine n’est pas marquée du sceau de l’infaillibilité, elle n’en réclame pas moins l’adhésion intérieure et extérieure de tous les fidèles.
Albert de Mun a apporté une contribution sinon décisive, du moins consistante, à la rédaction de Rerum novarum. Incontestablement, sa préoccupation pour " la question ouvrière ", comme l’on disait alors, son action à la tête de l’Œuvre des Cercles catholiques d’ouvriers, ses interventions à la tribune de la Chambre des députés, transcendaient le cadre de notre pays. Par-delà les oppositions inévitables rencontrées chez quelques personnages de la curie romaine - pour ne pas mentionner celles auxquelles il se heurtait auprès de l’épiscopat français - ce qu’Albert de Mun représentait rejoignait les préoccupations d’un pape en voyant les masses ouvrières déchristianisées, d’une part et, de l’autre, " les riches, les grands, les heureux de la vie […], qui passent à côté du peuple sans le voir, sans le connaître, qui ne savent rien de son âme, de ses besoins, de ses souffrances ".
Notre propos sera forcément modeste. Nous voudrions, dans un premier temps, brosser un tableau général de la DSE, afin de bien comprendre ce que cette notion recouvre et, partant, d’en délimiter précisément l’objet (I). Dans un deuxième temps, nous nous arrêterons à quelques aspects de la DSE, sur lesquels il nous a paru utile de faire porter l’accent (II). Bien entendu, l’apport d’Albert de Mun servira de toile de fond à l’exposé.
I. Considérations générales sur le doctrine sociale de l’Église
L’encyclique Rerum novarum, à laquelle nous avons fait allusion, ne marque pas un point de départ. Elle n’invente pas la DSE. Ce serait une erreur grossière que de le croire. Ce document magistériel met la DSE en forme de façon systématique, en se limitant aux problèmes les plus aigus du moment. Il nous appartient donc de démontrer d’abord la pérennité de la DSE, une pérennité habituellement plus affirmée que décrite (A), pour passer ensuite en revue les différents domaines de la vie de l’homme dont elle s’occupe (B).
A. La DSE, une réalité d’hier et d’aujourd’hui
C’est bien de la vie de l’homme et des hommes entre eux dont il s’agit. Or, si l’Église est " experte en humanité ", selon l’heureuse formule de Paul VI , il coule de source que tout ce qui touche l’être humain regarde l’Église au premier chef. Et ce, d’autant plus qu’elle est précisément porteuse d’un message spécifique - et tout à fait original - destiné à l’homme, à tout homme, à tout l’homme. Elle vient lui rappeler qu’il a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu (cf. Gn 1, 26), qu’il n’a pas ici bas de demeure permanente (cf. He 13, 24), mais que sa raison d’être est de tendre vers la sainteté dans la vie quotidienne - comme le concile Vatican II le proclamera avec force à propos des laïcs, en parlant de l’appel universel à la sainteté .
Certes, le monde a été perçu à certaines époques et dans certains milieux comme un lieu de perdition, comme rendant cette sainteté illusoire, voire impossible. Comment pourrait-il en être ainsi, alors que l’univers est aussi créé par Dieu, qui vit que ce qu’il avait fait était bon , alors qu’il a placé l’homme sur terre, mettant toute la création à sa disposition, pour qu’il la travaille (cf. Gn 2, 15) et qu’elle lui permette de s’élever vers lui, son seul vrai Bien ?
Non. Ce n’est pas là une mission impossible, comme si Dieu s’était joué de nous. C’est à notre place, du milieu de la société, que nous devons agir, comme un ferment dans la masse, pour transformer cette société, avec vocation d’" imprégner d’esprit évangélique et de parfaire l’ordre temporel " . La législation canonique le leur assigne même en tant que devoir fondamental.
Ceci, les premiers chrétiens l’avaient bien compris. Ils le vivaient avec une intensité qui force l’admiration. Nous lisons au Livre des Actes des apôtres que ceux qui possédaient des biens les vendaient et en apportaient le produit aux apôtres pour qu’ils subviennent aux besoins des plus pauvres et des veuves . C’est un authentique communisme - non matérialiste, certes, mais profondément animé par la charité - qu’ils nous proposent comme modèle. Le service des pauvres et des veuves va être organisé de façon plus systématique par l’institution des diacres, qu’assisteront bientôt veuves et vierges. Ce terme décrit la fonction, puisque le terme grec diakonos signifie " service ".
Saint Paul donnera des orientations sur la conduite à adopter envers les esclaves et les affranchis . S’il ne peut pas être encore question d’abolir l’esclavage, en revanche, il est clair désormais que tous les hommes sont égaux face à Dieu : " Il n’y a plus de Juif ni de Grec, plus d’esclave ni d’homme libre, plus d’homme ni de femme : vous tous, en effet, vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus " .
C’est une véritable révolution sociale qui s’amorce. Tout comme est éminemment révolutionnaire la séparation rigoureuse que l’Église naissante opère dès le début - en fidélité à l’aphorisme de Jésus : " Rendez à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César " - la séparation, disions-nous entre le spirituel et le temporel, entre le culte dû à Dieu et le culte exigé par l’empereur qui s’identifie à un dieu.
L’autorité civile ne s’y trompera pas, et nous trouvons là une des causes des persécutions qui s’abattront sur l’Église de Néron, en 64 jusqu’à Galère, en 305-311. Si elles ont causé beaucoup de souffrances, elles ont été aussi extrêmement bénéfiques pour l’Église. En effet, les martyrs qu’elles ont produit ont été la semence de nouveaux chrétiens .
Cela n’empêchait pas les chrétiens d’être des citoyens exemplaires - ou tout au moins de s’efforcer de l’être. Puisque c’est de Dieu que " procède toute paternité au ciel et sur la terre " (Ep 3,15), ils se soumettaient volontiers à l’autorité établie, tant que les lois humaines n’étaient pas des lois injustes, comme c’était le cas, nous venons de le voir, pour l’adoration de l’empereur (cf. Rm 13, 1-5). Les apôtres demanderont que chacun s’acquitte des impôt (cf. Rm 13, 6-7) et prie pour les autorités temporelles (cf. 1 Tm 2, 1-3). Très tôt les premiers chrétiens serviront loyalement l’État, notamment dans l’armée, comme en témoigne les martyrs de Sébaste.
C’est chez saint Paul que nous trouvons aussi des principes clairs concernant le devoir de chacun de travailler pour gagner sa vie : " Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus " . En corollaire apparaît la notion de juste salaire : " L’ouvrier a droit à son salaire " (Lc 10, 7), affirme Jésus aux soixante-douze disciples quand il les envoie en mission apostolique, principe que saint Paul réaffirmera (cf. 1 Tm 5, 18).
Il serait anachronique de prétendre trouver dans les écrits apostoliques ou dans le fonctionnement de l’Église primitive un exposé ou un catalogue rigoureux de tous les aspects de la DSE. mais nous la voyons non seulement poindre, mais encore être vécue de façon parfois vraiment exemplaire.
Avec l’écoulement du temps, nous allons assister au développement d’autres secteurs, sous l’effet conjugué de l’Église et des princes. La liberté religieuse octroyée par Constantin va conduire à un système politique - le césaropapisme - qui mêle à nouveau le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, le prince allant même jusqu’à être qualifié d’episcopus forus, d’évêque du dehors, qualité que l’empereur Constantin n’hésitait pas à s’approprier, mais que le sacre des rois, sorte de huitième sacrement, ne fera que renforcer et que le gallicanisme reprendra à son compte. Le prince pouvait ainsi légitimer ses interventions dans le domaine religieux.
S’agissant de l’ébauche de DSE, il faut évoquer, bien sûr, la mise en place de tout un système d’écoles sous l’impulsion de Charlemagne . Y fera suite, au Moyen Âge, à la charnière des XIIe et XIIIe siècles, l’émergence des universités. Naissant toutes comme un prolongement naturel des écoles cathédrales, parfois des écoles monacales, elles sont destinées au début à la formation des clercs. Mais l’intérêt d’un secteur sans cesse croissant de laïcs transforme l’école cathédrale en un Studium generale qui leur est également ouvert. Jusqu’au XIVe siècle, les universités sont régies par la législation de l’Église, et participent ainsi de son unité et de son universalité. Quatorze universités sont créées au XIIIe siècle. Parmi les plus anciennes et plus importantes, citons les deux prototypes que sont les universités de Paris et de Bologne .
Le souci des pauvres, présent dès les origines de la chrétienté, trouve une nouvelle expression avec la constitution de ce qui deviendra plus tard les Hôpitaux généraux. Dès que l’Église peut recevoir des legs, c’est-à-dire dès la constitution impériale de 321, elle construit des bâtiments adaptés aux différentes nécessités : dès le Ve s. l’on distingue le brephotrophium pour les enfants trouvés (de brephos, nouveau-né), le colobotrophium pour les infirmes (de kolobos, mutilé), le gerontochonium pour les vieillards (de gérôn, vieillard), le nosochonium pour les malades (de nosos, maladie), l’orphanotrophium pour les orphelins (d’orphanos, orphelin), les parthenocomia pour les vierges et les veuves (de parthenos, vierge), le ptochotrophium pour les indigents (de ptôchos, mendiant) et le xenodochium pour les voyageurs et les pèlerins (de xénos, étranger) .
Les débuts sont modestes, certes, mais personne dans le besoin n’échappe à la charité, à la miséricorde et à l’hospitalité des chrétiens. Après les invasions qui ravagent l’Occident, seule l’Église, avec ses évêchés et ses monastères, est à même d’assurer l’assistance des malades et des infirmes. Sous l’impulsion de la Règle de saint Benoît († 547), tous les monastères ont une hôtellerie, qui accueille les pèlerins et autres hôtes de passage, malades et nécessiteux, indépendamment des matriculaires . Certaines de ces institutions vont connaître un essor indéniable avec l’engouement pour les pèlerinages sur les Lieux Saints et, plus encore, les croisades. Les Ordres hospitaliers naissent et prennent un essor rapide. Ordres militaires composés de religieux-soldats, ils voient le jour autour de l’Hôpital Saint-Jean de Jérusalem. Il servira de modèle à l’Ordre hospitalier teutonique. Quant à l’Ordre de Saint-Lazare de Jérusalem, il se consacrera aux lépreux. Jusqu’à la Révolution, l’Église conservera le " monopole de la bienfaisance ", même si les monarques finirent par s’intéresser à la question et créer les Hôpitaux généraux .
Il faut dire un mot des confréries de métiers, qui se développent sous l’influence du grand précepte de la charité chrétienne. " Pauvres, malades, ouvriers sans travail, pèlerins, prisonniers, agonisants sont soulagés par les diverses confréries qui accordent, tout à la fois, des secours matériels, une aide spirituelle et l’assurance de prières à l’intention des défunts " . Avec l’apparition des corporations ou jurandes, les confréries regroupent des membres d’un même métier. En tout cas, nous pouvons y voir l’ancêtre de nos systèmes d’assurance et de sécurité sociale.
Il serait vain de prétendre recenser toutes les initiatives de l’Église et des fidèles au long de vingt siècles d’histoire. S’ils n’ont pas le monopole de la philanthropie, il faut leur reconnaître celui de la charité. En tout cas, nous avons déjà ici les ingrédients de la DSE. Ajoutons seulement qu’à l’époque où le pape Léon XIII publie Rerum novarum, des chrétiens sont fortement engagés en faveur d’un monde plus juste et plus humain. C’est ici, bien sûr, que nous retrouvons Albert de Mun.
Sa captivité à Aix-la-Chapelle, à l’issue de la défaite de 1870, lui permet, ainsi qu’à son ami et camarade, puis collaborateur infatigable autant qu’indépendant, le comte René de La Tour du Pin, de découvrir l’ouvrage d’Émile Keller, député du Haut-Rhin, L’Encyclique du 8 décembre 1864 et les principes de 1789, ou l’Église, l’État et la liberté. " C’est l’exposé net, simple et énergique de la vérité catholique et de l’erreur révolutionnaire, des principes de la société chrétienne et des faux dogmes de la société moderne ", écrira Albert de Mun . Tous deux découvrent le mouvement catholique populaire existant outre-Rhin depuis 1848 à l’initiative de personnalités telles que Lieber, le futur chef du Zentrum, le parti de démocratie chrétienne , et Monseigneur Ketteler, évêque de Mayence et initiateur du catholicisme social.
En France, ils rencontrent Léon Harmel, le type de ces patrons chrétiens, trop peu nombreux certes, mais au rôle décisif de pionniers qui refusent les compromissions et de sacrifier les principes chrétiens aux intérêts purement économiques. Ils travailleront ensemble, même si leur approche des problèmes n’est pas identique. En réalité, toute une sensibilisation aux problèmes des masses ouvrières existe au long du XIXe siècle. Mentionnons, simplement pour mémoire, la Société de Saint-Vincent de Paul, le bienheureux Frédéric Ozanam, les socialistes chrétiens avec Philippe Buchez, Armand de Melun, Frédéric Le Play, les Semaines sociales, Marc Sangnier, etc.
Quant à Albert de Mun, une fois élu à la Chambre des députés, il intervient dans tous les débats sur la question sociale et il n’est pratiquement pas une loi sociale de la IIIe République qui ne porte la marque de sa contribution. La Commission d’Études législative ou la Commission législative de l’Œuvre des Cercles catholiques d’ouvriers travaillent successivement sur la question des syndicats professionnels et de la responsabilité des accidents dont les ouvriers sont victimes dans l’exercice de leur profession ; les projets de loi sur les prud’hommes mineurs, les caisses de retraite, les caisses de prévoyance, les assurances ouvrières ; la création de caisses de prévoyance dans chaque groupe professionnel des arts et métiers et de l’industrie ; un projet de loi relatif à la durée du travail dans les établissements industriels ; un projet de loi organique de l’industrie ; la question de l’arbitrage… Albert de Mun réclame des caisses d’assurances spéciales pour les accidents du travail et suggère de substituer à la théorie de la responsabilité délictuelle celle du risque professionnel. Il demande d’interdire le travail pour les enfants de moins de treize ans, la limitation de la journée de travail pour les enfants et pour les femmes, l’interdiction du travail de nuit pour ces dernières, puis un arrêt de travail avec indemnités avant et après les couches, l’instauration du repos dominical…
Ce bref survol, nécessairement schématique et fragmentaire, avait pour objectif de montrer la pérennité de la DSE. Il a permis, en même temps, d’en faire ressortir les grands domaines d’application.
B. Le champ d’application de la doctrine sociale de l’Église
D’emblée, une constatation s’impose : la DSE s’intéresse à l’homme dans sa dimension personnelle, irremplaçable, et dans sa dimension communautaire, que ce soit au sein de la cellule familiale, " l’église domestique ", comme Paul VI devait l’appeler, des groupements intermédiaires - établissements scolaires, monde du travail, notamment - ou de la communauté nationale et internationale. Et ce parce que, comme le concile Vatican II le précisera, l’Église a le droit et le devoir d’intervenir dans les débats qui agitent les hommes, d’exercer un magistère moral.
Et ce, également, dans le respect du principe de subsidiarité, repris récemment par les hommes politiques à l’occasion du traité de Maastricht, dont le pape Pie XI peut revendiquer la paternité quand il écrit que " l’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber ". Donc, " que l’autorité publique abandonne aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir : diriger, surveiller, stimuler, contenir, selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité. Que les gouvernants en soient donc bien persuadés : plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements selon ce principe de la fonction de subsidiarité de toute collectivité, plus grandes seront l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires publiques " .
1. La personne humaine
Intéressons-nous d’abord à l’individu. Une saine anthropologie est nécessaire. Nous ne pouvons accepter une conception de l’individu considéré comme " une molécule de l’organisme social ", dont le bien serait " subordonné au fonctionnement du mécanisme économique et social " et atteint en dehors de tout choix autonome. L’homme ne serait alors qu’un " ensemble de relations sociales ", en pleine dépendance " de la machine sociale ", et perdant ainsi le sens de sa dignité .
La conception chrétienne s’éloigne de cette " erreur fondamentale du socialisme ". Elle montre l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu (cf. Gn 1, 26). Doté d’une âme spirituelle, possédant une intelligence et une volonté qu’il administre en toute liberté, il est appelé à une destinée éternelle, dans la vision béatifique en rendant gloire à Dieu, son Créateur. L’homme est la seule créature " que Dieu ait voulu pour elle-même " , dotée, par conséquent, d’une dignité à nulle autre pareille, d’autant qu’avec l’Incarnation, la Mort et la Résurrection du Fils de Dieu fait homme, il a retrouvé la possibilité de devenir enfant de Dieu et d’être élevé à l’ordre de la grâce, c’est-à-dire de participer à la vie même de Dieu. " Dans ta nature, Dieu éternel, je connaîtrai ma nature ", disait sainte Catherine de Sienne . Autrement dit, pour connaître l’homme, il faut d’abord connaître Dieu. Ce qui fait que l’anthropologie chrétienne soit " un chapitre de la théologie ". Pour la même raison, la DSE " appartient […] au domaine de la théologie et spécialement de la théologie morale " .
C’est pourquoi la DSE demande le respect de l’individu, à commencer par le respect de la vie à toutes ses phases, car " la vie humaine est sacrée, puisque dès son origine elle requiert l’action créatrice de Dieu " . Le respect aussi, par les autorités politiques et par les autres citoyens, de ses droits et devoirs fondamentaux : droit à fonder une famille, à avoir le nombre d’enfants qu’il désire, à les élever et les éduquer en accord avec sa conscience, droit à un niveau de vie décent, droit d’accéder aux biens culturels, droit d’honorer Dieu selon la juste exigence de la droite conscience et donc droit au repos dominical , droit à la liberté dans le choix d’un état de vie, droits relatifs au monde de l’économie et du travail, droit de réunion et d’association y compris dans le domaine professionnel , droit à un juste salaire lui permettant de vivre ainsi que sa famille , droit d’émigration et d’immigration, droit de prendre une part active à la vie de la cité.
À ces droits, ajoutons la Charte des droits de la famille dont il convient évidemment de tenir compte , ainsi que le droit à la propriété privée, qui constitue à lui seul tout un chapitre de la DSE. Déjà Léon XIII rappelait que " la propriété privée et personnelle est pour l’homme de droit naturel " , même si ce droit n’est pas absolu, car son exercice doit tenir compte de la destination universelle des biens de la terre, qui doivent servir à la commune utilité de tous .
À la propriété privée se rattache tout ce qui a trait au travail humain, que nous allons retrouver dans un instant. Ce travail n’est pas sans incidence sur l’écologie, aspect dont traite la DSE, en se faisant d’abord l’avocate d’une " écologie humaine " authentique, qui doit respecter la " structure naturelle et morale " dont Dieu a doté l’homme. " Dans ce contexte, il faut mentionner les problèmes graves posés par l’urbanisation moderne, la nécessité d’un urbanisme soucieux de la vie des personnes, de même que l’attention qu’il convient de porter à une " écologie sociale " du travail. "
2. La société humaine
Si nous en venons à la société humaine, les apports de la DSE ne sont pas moins riches. Elle réclame un développement véritable, qui est " le nouveau nom de la paix ", selon la formule heureuse du pape Paul VI . Ce même pontife souligne " le caractère éthique et culturel de la problématique relative au développement " et la légitimité des interventions de l’Église en ce domaine . D’autre part, il souligne que la question sociale a acquis une dimension mondiale, ce qui veut dire que les problèmes rencontrés dans les entreprises ou dans le mouvement syndical ne peuvent être traités de façon isolée, mais dépendent de plus en plus de facteurs dont l’influence dépasse les frontières nationales. C’est pourquoi " le développement ne se réduit pas à la simple croissance économique. Pour être authentique, il doit être intégral, c’est-à-dire promouvoir tout homme et tout l’homme " : il ne saurait consister en la simple accumulation de richesse et la multiplication de biens et de services, " si cela se fait au prix du sous-développement des masses et sans la considération due aux dimensions sociales, culturelles et spirituelles de l’être humain " .
D’où une exigence de justice qui, si elle n’est pas satisfaite, peut entraîner la tentation de répondre par la violence aux situations d’injustice. Ici, l’Église s’interroge sur le détournement d’immenses sommes d’argent par des privilégiés au détriment du développement des peuples, et pour l’accroissement des arsenaux militaires.
Les autorités de l’Église font des propositions de " copropriété des moyens de travail ", et suggèrent " la participation des travailleurs à la gestion et/ou aux profits des entreprises ". Elles prônent donc l’actionnariat ouvrier afin que chacun puisse se considérer, grâce à son travail, pleinement " copropriétaire du grand chantier du travail ". À cet effet, il sera utile également de " donner vie à une série de corps intermédiaires à finalités économiques, sociales et culturelles " . Mentionnons l’entreprise, où les travailleurs doivent se voir attribuer des fonctions plus importantes, conformément à sa nature humaine et aux progrès en cours dans l’économie, la vie sociale et l’État " . Les syndicats sont aussi des corps intermédiaires : sans s’ingérer dans le domaine politique, ils doivent œuvrer pour la " sauvegarde des justes droits des travailleurs, selon leurs diverses professions ". L’usage du droit de grève ne peut pas paralyser " toute la vie socio-économique " .
Sous peine d’être injuste , un système économique doit fonctionner de façon à respecter la dignité humaine de ceux qui s’y emploient, en faisant appel à leur sens des responsabilités et d’initiative. Il faut d’ailleurs rappeler que si le monde est divisé en blocs idéologiques, " où dominent diverses formes d’impérialisme au lieu de l’interdépendance et de la solidarité ", nous sommes face à " un simulacre et une imitation mensongère d’une véritable société " , un monde soumis à des " structures de péché " . Or semblables structures de péché proviennent des péchés personnels et relèvent donc d’actes concrets des individus .
Le développement authentique doit respecter " les droits des nations et des peuples ", sous peine de ne pas être " vraiment digne de l’homme " . Un point qui mérite d’être souligné est la question de la remise de la dette des pays moins avancés. Vous savez qu’à l’occasion de l’année jubilaire le Pontife romain a demandé aux pays riches de faire un geste significatif en ce domaine. La Commission pontificale " Justice et Paix " avait étudié cette question il y a quelques années . Une solution concrète est urgente, tant il est vrai que le système des prêts au développement " s’est transformé en un mécanisme à effet contraire, […] en un frein, et même, en certains cas, en une accentuation du sous-développement " . C’est une question absolument vitale pour ces pays, envers lesquels les anciennes puissances coloniales ont incontestablement une dette de reconnaissance et un devoir de justice .
La culture est aussi un secteur de l’activité humaine auquel la DSE s’attache longuement . L’État a un rôle à jouer. Mais nous constatons qu’il peut verser facilement dans une conception totalitaire, qui prétend imposer un modèle unique et se présenter comme le bien absolu. Il ne peut alors tolérer que l’on défende " un critère objectif du bien et du mal qui soit différent de la volonté des gouvernants " . Or, c’est précisément ce que fait l’Église, qui, en prêchant la vérité sur la création du monde et la vérité sur la rédemption, apporte une contribution spécifique et décisive à la véritable culture : " Elle favorise la qualité des comportements humains qui contribuent à former une culture de la paix, à l’encontre des modèles culturels qui absorbent l’homme dans la masse. "
En prônant " l’option préférentielle pour les pauvres ", l’Église indique aussi une priorité dans la pratique de la charité chrétienne, dont elle s’est toujours souciée. Nous en avons rappelé quelques réalisations au début de notre intervention. En même temps, l’autorité suprême de l’Église attire l’attention sur " la forme spéciale de pauvreté qu’est la privation des droits fondamentaux de la personne, en particulier du droit à la liberté religieuse, et, par ailleurs, du droit à l’initiative économique " . Mais il s’agit aussi de la pauvreté des innocents et des sans défense, notamment les enfants dans le sein de leur mère, la pauvreté des minorités ethniques , des réfugiés politiques , etc.
L’Église n’a pas de modèle politique ou social à proposer. Elle ne s’inscrit pas comme une troisième voie, une voie moyenne, entre le capitalisme et le socialisme , qu’elle renvoie dos à dos, du moins s’agissant du capitalisme dit sauvage, étant entendu qu’elle dénie pleinement aux marxismes le droit de parler au nom de l’homme. Tout comme Albert de Mun prônait la rupture avec le libéralisme économique et dénonçait toute compromission avec le socialisme de son temps , mais, s’appuyant sur saint Thomas d’Aquin, il se montrait partisan d’une intervention de l’État, pour limiter en France les effets de la concurrence internationale .
Ni libéralisme à tout crin, ni socialisme, donc. " L’Église présente, comme orientation intellectuelle indispensable, sa doctrine sociale qui […] reconnaît le caractère positif du marché et de l’entreprise, mais qui souligne en même temps la nécessité de leur orientation vers le bien commun. "
Comme cette affirmation du magistère actuel de l’Église " colle " à l’attitude d’un Albert de Mun ! Le catholicisme social qu’il prône ne repose pas uniquement sur l’initiative privée de la charité, qui s’exerce au sein de l’Église. Il fait également appel à la justice, garantie par la loi, et donc à une certaine intervention de l’État. " Il ne s’agit pas pour l’Œuvre de mener une action politique en travaillant directement à " bouleverser " les lois et les institutions du pays, mais l’Œuvre doit entreprendre de " faire triompher ses principes dans les mœurs, afin que les lois et les institutions en découlent naturellement " , déclare-t-il. Albert de Mun n’est pas pour autant un affidé du socialisme. La liberté ne consiste pas, écrit La Tour du Pin dans un mémoire remis à Léon XIII en mars 1881 , à " opter comme la plupart [des catholiques] le font, soit pour le camp libéral s’ils y ont fait ou croient faire leur fortune, soit pour le camp socialiste, si au contraire ils ont pâti du régime dominant ". Il précise alors qu’être vraiment libre consiste à " échapper à la contagion de l’une comme de l’autre de ces erreurs ".
Même s’il ne nous a pas été possible de faire le tour de la question, nous voyons toutefois avec une clarté suffisante que la DSE envisage l’homme dans son intégralité. Nous voudrions présenter maintenant quelques aspects de la DSE.
II. Quelques aspects de la Doctrine sociale de l’Église
Nous avons noté que la DSE s’occupe de l’homme dans sa double réalité d’être humain et d’être social. C’est pourquoi, nous retiendrons un point particulier de la DSE relatif à ces deux composantes de la vie humaine : le travail, d’une part (A) et, de l’autre, les relations internationales (B).
A. L’homme et l’importance du travail
Le pape Jean Paul II a consacré une encyclique au problème du travail , car " le rôle du travail humain devient un facteur toujours plus important pour la production des richesses immatérielles et matérielles " , à côté de la terre puis du capital, dont l’importance régresse. Dès le début de son existence sur la terre, l’homme était par nature orienté vers l’activité professionnelle. En effet, " Dieu fit Adam avec l’argile du sol, et créa, pour lui et pour sa descendance, ce monde si beau ut operaretur et custodiret illum (Gn 2, 15), pour qu’il le travaillât et en fût le gardien " . Il est alors possible d’affirmer, ce qui est absolument fondamental, que le travail appartient " à la vocation de toute personne ; l’homme s’exprime donc et se réalise dans son activité laborieuse " . Par conséquent, ce n’est pas le travail qui est un châtiment du péché, comme d’aucuns l’imaginent, mais sa pénibilité : " À la sueur de ton front tu mangeras du pain, jusqu’à ton retour au sol " (Genèse 3, 19).
Cette aptitude innée au travail " n’est ni peine, ni malédiction, ni châtiment " , puisqu’elle est imprimée dans la nature humaine avant le péché originel de nos premiers parents. Il est, au contraire, un des aspects de sa dignité foncière.
Distinguer les hommes en fonction du travail qu’ils réalisent et de son importance sociale n’a donc pas de sens, du point de vue chrétien. En effet, le " premier fondement de la valeur du travail est l’homme lui-même " . Autrement dit, devant Dieu tous les hommes sont égaux, " Que pensez-vous qui vaille le plus ? Votre travail où celui d’un ministre ? " demandait un jour le bienheureux Josémaria Escriva à deux jardiniers. Et comme ils ne savaient que dire, il répondit : " Cela dépend de l’amour de Dieu que vous y mettez. Si vous y mettez plus d’amour qu’un ministre, votre travail vaut davantage. " Le pape Léon XIII accentuait lui aussi la dignité du travail, qu’il définissait comme " l’activité humaine ordonnée à la satisfaction des besoins de la vie, notamment à sa conservation " .
Le travail est ainsi source d’épanouissement pour l’homme. Il est " un bien pour l’homme ", car grâce à lui l’homme " transforme la nature en l’adaptant à ses propres besoins " . Nous pouvons dire qu’en travaillant, l’être humain participe à l’œuvre de la création . Puisque celle-ci est inachevée et en cours de perfection, il acquiert ainsi un pouvoir " co-créateur ", pour reprendre une expression forte du fondateur de l’Opus Dei, pionnier de la spiritualité de la sanctification du travail et par le travail . En même temps, le travail est aussi un bien pour l’homme parce que, précise le pape actuel, " il se réalise lui-même comme homme, et même, en un certain sens, " il devient plus homme " .
En outre le travail possède la dimension d’être co-rédempteur avec le Christ. Si Jésus peut affirmer : " mon Père et moi nous sommes toujours au travail ", c’est fondamentalement vrai de ce travail primordial et essentiel qu’est le Sacrifice du Calvaire, grâce auquel le Seigneur rachète l’humanité pécheresse. Par conséquent, si le chrétien sait unir son travail à la Messe, sait en faire un " travail de Dieu ", il est indéniable qu’il concourt à sa propre perfection et qu’il participe aussi directement à la rédemption des âmes in hoc sæculo.
En outre, il est facile de voir le lien particulier qui unit " le travail de l’homme et le milieu fondamental de l’amour humain qui porte le nom de famille ". La famille, qui est la première " mesure " du travail. L’amour que l’homme met à travailler, " la fatigue quotidienne de l’amour ", prend toute sa valeur quand il l’unit à ceux " qui sont la chair de sa chair, le sang de son sang ". Moyennant quoi, le travail ne doit pas détruire la famille, mais " l’unir, l’aider à parfaire sa cohésion ".
Paradoxalement, dans la société ecclésiale comme dans la société civile cette réalité constitutive de l’homme, ontologique à vrai dire, a été oblitérée des siècles durant . Elle refait surface grâce, en bonne partie, au message de sanctification du travail prêché par le fondateur de l’Opus Dei, comme nous venons de l’indiquer, message repris et amplifié par le concile Vatican II, quand il lance l’appel universel à la sainteté .
Que l’on considère le travail comme co-créateur ou comme co-rédempteur, il est et reste " au service de l’homme, et non l’homme au service du travail " . C’est-à-dire que le travail doit avoir la priorité sur le capital et les autres facteurs de production. Comme le précise le concile Vatican II, dans la vie économico-sociale, " il faut mettre à l’honneur et promouvoir la dignité de la personne humaine, sa vocation intégrale et le bien de toute la société. En effet, c’est l’homme qui est l’auteur, le centre et la fin de toute l’activité économico-sociale " . L’oublier conduit à dévoyer l’homme. L’histoire de l’humanité est là pour le prouver. Si l’homme, ou un système économique, accorde la priorité à l’avoir par rapport à l’être, c’est sur un véritable appauvrissement de l’homme qu’il débouche. " La recherche exclusive de l’avoir fait dès lors obstacle à la croissance de l’être et s’oppose à sa véritable grandeur : pour les nations comme pour les personnes, l’avarice est la forme la plus évidente de sous-développement moral " . Or, " l’homme vaut plus par ce qu’il est que par ce qu’il a ".
Certes, le magistère ecclésiastique ne se prononce pas contre " l’avoir ", puisqu’il défend corps et bien le droit de propriété individuelle. Il ne peut se mettre en contradiction avec lui-même . Le mal, si mal il y a, consiste à " posséder d’une façon qui ne respecte pas la qualité ni l’ordre des valeurs des biens que l’on a, qualité et ordre des valeurs qui découlent de la subordination des biens et de leur mise à la disposition de l’" être " de l’homme et de sa vraie vocation " . Les systèmes matérialistes, qu’ils soient de coloration socialiste ou libérale, font fi de cette réalité. D’où une inégale répartition des fruits du travail qui n’est pas imputable à des techniques économiques, " mais à la morale qui sous-tend les comportements économiques : au nom de la liberté de tous, l’homme travailleur a été soumis à la loi du capital privé ou d’État, à l’inhumaine conception de la propriété, qu’elle soit individuelle ou collectivisée, mais toujours absolutisée " .
Semblable situation se retrouve dans le domaine des relations internationales, dans le déséquilibre Nord-Sud, dont les indicateurs les plus récents donnent à penser qu’il ne fait que s’accentuer, quelques pays faisant heureusement figure d’exception.
B. L’homme dans la communauté internationale
Le progrès véritable, selon l’esprit de justice et de paix que l’Église ne cesse de proclamer, est fonction de " la réévaluation continue du travail humain, sous l’aspect de sa finalité objective comme sous l’aspect de la dignité du sujet de tout travail qu’est l’homme " . Or, un " fait déconcertant d’immense proportion " nous surprend, écrit le pape Jean Paul II. Il fait référence aux " foules de chômeurs, de sous-employés, d’immenses multitudes affamées ", et nous pourrions y ajouter les cohortes de victimes des conflits de cette fin de siècle, pour commenter que " ce fait tend sans aucun doute à montrer que, à l’intérieur de chaque communauté politique comme dans les rapports entre elles au niveau continental et mondial - pour ce qui concerne l’organisation du travail et de l’emploi -, il y a quelque chose qui ne va pas, et cela précisément sur les points les plus critiques et les plus importants au point de vue social " .
Il vaudrait la peine de contempler le panorama saisissant du monde contemporain que le Pontife romain fait défiler sous nos yeux , avec ses ombres et ses lumières. Le manque de temps ne nous y autorise pas. Contentons-nous d’en évoquer quelques aspects. Tout d’abord, le constat que les pays en voie de développement, loin de " se transformer en nations autonomes ", deviennent les " pièces d’un mécanisme, les parties d’un engrenage gigantesque " sur lesquels ils n’ont pas de prise. En effet, une analyse lucide de la situation montre que " des secteurs décisifs de l’économie demeurent encore entre les mains de grandes entreprises étrangères, qui n’acceptent pas de se lier durablement au développement du pays qui leur donne l’hospitalité, et la vie politique elle-même est contrôlée par des forces étrangères, tandis qu’à l’intérieur des frontières de l’État cohabitent des groupes ethniques, non encore complètement intégrés dans une authentique communauté nationale " .
D’autre part, au cours des vingt années qui séparent l’encyclique Populorum progressio, de 1967, et l’encyclique Sollicitudo rei socialis, la situation globale ne s’est pas améliorée. Si Paul VI devait constater que la croissance des pays les plus riches était supérieure à celle des pays les plus pauvres , Jean Paul II est conduit, quant à lui, à déplorer une situation telle que, " dans la marche des pays développés et des pays en voie de développement, l’on a assisté, ces dernières années, à une vitesse d’accélération différente qui contribue à augmenter les écarts de sorte que les pays en voie de développement, spécialement les plus pauvres, en arrivent à se trouver dans une situation de retard très grave " .
S’y ajoute l’ingérence d’organisations internationales et de sociétés multinationales qui imposent des " campagnes systématiques contre la natalité ", ce qui traduit " un manque absolu de respect pour la liberté de décision " des intéressés. En plus de trahir " une conception erronée et perverse du vrai développement humain ", il n’est " nullement démontré que toute croissance démographique soit incompatible avec un développement ordonné " .
Dans un cas comme dans l’autre, nous sommes loin de la promotion du bien commun, c’est-à-dire de cet " ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection, d’une façon plus totale et plus aisée " . Bien commun qui, il faut y insister, " ne peut être défini sans référence à la personne humaine " . Ce qui implique que les pouvoirs publics des instances internationales non seulement reconnaissent, mais garantissent et protègent les droits de la personne humaine .
Il faut voir là un devoir de solidarité, qui suppose " une responsabilité morale grave " des nations riches à l’égard de celles qui " ne peuvent pas par elles-mêmes assurer les moyens de leur développement ou en ont été empêchées par de tragiques événements historiques " . Jean Paul II donne une définition de la solidarité : elle n’est pas, écrit-il, " un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel […]. C’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun ", détermination qui est " entravée par le désir de profit et la soif de pouvoir ". Nous retrouvons les " structures de péché ", qui ne peuvent être vaincues, ajoute le pape, que par " une attitude diamétralement opposée : se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique, à " se perdre " pour l’autre au lieu de l’exploiter, et à " le servir " au lieu de l’opprimer à son propre profit " .
Vertu chrétienne, la solidarité, et elle seule, sera à même de vaincre les " mécanismes pervers ". Dépassant toute forme d’impérialisme, elle transforme " la défiance réciproque en collaboration ". Elle devient en vérité " le chemin de la paix et en même temps du développement " . Car, en dernier ressort, ce n’est qu’à partir de la solidarité mondiale qu’il est possible d’" envisager et résoudre les énormes et dramatiques problèmes de la justice dans le monde, de la liberté des peuples et de la paix de l’humanité " .
Au nombre de ces problèmes, le pape range la menace d’autodestruction du monde qui plane - ou planait alors - sur le monde. Nous nous souvenons des interrogations que Jean Paul II lançait aux travailleurs réunis à Saint-Denis : pourquoi cette force morale et créatrice du travail " s’est-elle transformée en une force destructrice, la haine […] ? À quel titre la lutte pour la justice dans le monde a-t-elle été liée au programme d’une négation radicale de Dieu ? Au programme organisé d’imprégnation athéiste des hommes et des sociétés ? Il faut le demander […] au nom de la vérité intégrale sur l’homme. Au nom de sa liberté intérieure, de sa dignité " . Questions essentielles, qui renvoient une fois de plus à la condition foncière de l’homme, à l’anthropologie chrétienne. Et qui font écho à l’affirmation du primat de la morale, du spirituel, de ce qui naît de la pleine vérité sur l’homme qui doit présider aux relations internationales .
Le discours de l’Église n’a rien de pleurnichard ni d’une critique stérile. Il est éminemment positif et exaltant. Outre qu’il rappelle les principes fondamentaux inaliénables qui trouvent leur origine en Dieu, il sait être constructif. Paul VI soulignait déjà que " la justice sociale exige que le commerce international, pour être humain et moral, rétablisse entre partenaires au moins une certaine égalité de chances " . Jean Paul II va plus loin, et n’hésite pas à réclamer des acteurs internationaux des réformes concrètes en faveur des pauvres, au sens où nous l’avons précisé précédemment à propos de l’option préférentielle pour les pauvres. Il s’agit, en premier lieu, de la réforme du système commercial international, grevé par le protectionnisme et par le bilatéralisme grandissant, qui entraîne souvent " une discrimination des productions des industries naissantes dans les pays en voie de développement, tandis qu’il décourage les producteurs de matières premières ". L’aide aux pays pauvres doit porter de façon toute particulière sur le domaine du travail agricole, car dans ces pays les paysans forment " la masse prépondérante des pauvres " . La réforme concerne ensuite le système monétaire et financier international, dont on s’accorde aujourd’hui à reconnaître l’insuffisance et qui " se caractérise par la fluctuation excessive des méthodes de change et des taux d’intérêt ". En troisième lieu, nous trouvons le problème des échanges des technologies et de leur bon usage qui laisse largement à désirer, certains pays se voyant " refuser les technologies nécessaires " à leur développement. Enfin la nécessité s’impose d’une révision de la structure des Organisations internationales existantes, censées avoir pour " unique raison d’être le bien commun ", dans le cadre d’un ordre juridique international. Le développement authentique de l’humanité requiert " un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale, au service des sociétés, des économies et des cultures du monde entier " .
D’où l’appel lancé à " concertation mondiale pour le développement qui suppose même le sacrifice de positions avantageuses de revenu et de puissance dont se prévalent les économies les plus développées " .
Arrivés au terme de ces réflexions, nous constatons, avec le saint-père, que " l’enseignement et la diffusion de la doctrine sociale font partie de la mission d’évangélisation de l’Église ", de sa " fonction prophétique ", qui " comprend aussi la dénonciation des maux et des injustices " . " L’annonce de la DSE " est un des éléments essentiels de la nouvelle évangélisation que Jean Paul appelle de tous ses vœux . Elle énonce des principes. Toutefois, de la théorie à la pratique, il y a une marge, comme la seconde partie de notre exposé nous a permis de le constater. Il revient à chacun d’appliquer ces principes comme il le peut et selon ce que sa situation sociale et professionnelle requiert. C’est ici où l’exemple d’Albert de Mun peut se révéler particulièrement suggestif et utile. En effet, l’Œuvre des Cercles catholiques d’ouvriers n’a pu connaître l’essor qui a été le sien que parce que, dès la première séance de son Comité, il a été décidé que chacun prendrait un engagement spirituel, un " lien religieux " constitué " de pratiques très simples et facilement acceptables par tous les gens du monde " . Ce lien religieux, écrira Albert de Mun quelques trente-cinq ans plus tard, a été la sauvegarde de l’Œuvre des Cercles. Il précise que " non seulement il fut, pour chacun de nous, une force individuelle, en tournant nos âmes vers la vie surnaturelle, […] mais il défendit l’Œuvre elle-même contre les tentations humanitaires ou politiques " . A contrario, lorsque cet aspect spirituel s’estompera, lorsque l’élan des pèlerinages se brisera , lorsque les exercices spirituels seront délaissés, alors l’Œuvre commencera de péricliter .
À cet esprit religieux s’ajoute la docilité " constante et parfaite " d’Albert de Mun au magistère de l’Église, même quand il est contraire " à ses tendances personnelles " . C’est grâce au thomisme que les catholiques sociaux font " une double découverte : d’une part ils ont reçu comme exceptionnelle la lumière qu’apporte saint Thomas d’Aquin et, d’autre part, ils ont éprouvé la distance qui séparait de cet enseignement la morale alors en usage chez les catholiques pour ce qui concerne les questions économiques et sociales, - aussi bien la morale communément enseignée que la morale généralement pratiquée. […] Dans cette situation, ils ont pris progressivement conscience de la nécessité de recourir à Rome afin d’obtenir l’enseignement authentique de l’Église " . Albert de Mun comprend que la formation doctrinale doit accompagner le progrès de la vie spirituelle. Alors que l’écho de la célèbre apostrophe de Gambetta : " Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! " vibre encore à travers le pays, Albert de Mun reconnaît, en clôture de la 5e assemblée générale de l’Œuvre des Cercles, avoir jusque là trop négligé l’enseignement doctrinal relatif aux questions sociales. " Ce n’est pas assez, en effet, de professer des principes et de les proclamer comme notre règle de foi, déclare-t-il à cette occasion ; ces principes ont, dans la vie des sociétés, des applications déterminées qui doivent, en pénétrant les mœurs, se formuler un jour, et c’est notre espérance, par des lois et par des institutions. C’est la conséquence nécessaire et comme la mise en pratique de la doctrine catholique, qui règle non seulement les devoirs des individus, mais le devoir des États et les rapports des hommes avec les hommes. Cette doctrine, la connaissons-nous assez, et, la connaissant, la propageons-nous assez activement ? Je ne le crois pas " .
Il demande instamment à l’un de ses proches collaborateurs, Félix de Roquefeuil, dont la correspondance avec Albert de Mun a été étudiée et publiée par Monseigneur Charles Molette, d’" empêcher l’adoption officielle [c’est-à-dire dans les organes de l’Œuvre] de tout ce qui ne serait pas sûr comme doctrine " . Il ira jusqu’à consulter lui-même secrètement des cardinaux de la curie, protestant de sa " résolution très ferme de demeurer absolument fidèle aux enseignements de l’Église romaine " . Nous comprenons ainsi fort bien qu’Albert de Mun puisse affirmer, dans ses Souvenirs, qu’" aucun discours, écrit ou non, ne peut être vraiment sérieux, s’il n’a été fortement préparé par la lecture et par la méditation " . S’il nous était permis de parodier ces mots, nous dirions bien volontiers qu’aucun choix, aucune décision dans le domaine des engagements familiaux, professionnels, sociaux, politiques ou autres, ne peut être vraiment sérieux s’il n’est passé au préalable par le creuset de la prière et par la confrontation avec la DSE. Alors, comme Albert de Mun, à notre modeste rang, nous irons rejoindre cette foule immense d’hommes et de femmes qui, " rassemblés de diverses manières en groupes, associations ou organisations, ont constitué comme un grand mouvement pour la défense de la personne humaine et la protection de sa dignité, ce qui a contribué, ajoute le pape Jean Paul II, à travers les vicissitudes diverses de l’histoire, à construire une société plus juste ou du moins à freiner et à limiter l’injustice " .