II. L’apôtre de la paix
La figure du pape apparaît en second lieu comme celle d’un apôtre de la paix. Cela se manifeste à la fois au plan des relations du saint-siège avec les gouvernements (A) qu’à celui de sa présence et de son action au sein des organisations internationales (B).
A) Les relations avec les gouvernements
Nous envisagerons les relations du saint-siège avec les gouvernements d’abord en ce qui concerne la cause de la paix (1) puis dans le domaine de la diplomatie (2). Notons d’abord une question terminologique, pour distinguer le saint-siège de l’Église catholique et de l’État du Vatican. Le saint-siège est une personne morale de droit international qui « représente et défend les intérêts de l’Église catholique et de l’État de la Cité du Vatican » (D. Le Tourneau, Les mots du christianisme. Catholicisme - Orthodoxie - Protestantisme, p. 566). La Cité du Vatican est « un État créé par les accords du Latran, en 1929, entre l’Italie et le Saint-Siège (...). Il donne une assise territoriale à la souveraineté internationale de l’Église catholique » (Ibid., p. 142).
1. La cause de la paix
La cause de la paix est défendue par le pape sur la base d’un droit à porter un jugement moral sur les affaires du monde (a). Le pape, et le saint-siège avec lui, agissent sur le terrain en faveur de la paix (b) et soutiennent le droit d’ingérence humanitaire (c).
a) Le jugement moral de l’Église sur les affaires temporelles
Le souveraineté spirituelle est reconnue au pape, comme chef de l’Église catholique. La personnalité internationale du saint-siège découle de celle-ci. « La doctrine canonique soutient que cette souveraineté, réelle et inaliénable, existait avant l’institution des principes du droit des gens. Elle n’a pas été créée ou donnée par d’autres puissances humaines ni par des institutions étatiques ou civiles assujetties à ce droit » (Giovanni Barberino, Le Saint-Siège sujet souverain de droit international, Paris, Cerf, 2003, p. 38). Il s’agit donc d’un droit inné de l’Église (cf. D. Le Tourneau, « Les droits innés de l’Église, indépendants du pouvoir civil », L’Église et le Droit, Actes du Xème Colloque international de l’Institut de droit et d’histoire canoniques, Aix-en-Provence, 25-26 avril 1997, Université de Droit, d’Économie et des Sciences d’Aix-Marseille, s.d. (1998), p. 98-111).
Dans un document sur l’Église dans le monde contemporain, le concile Vatican II a consacré un chapitre à la vie de la communauté politique. Nous y lisons que « sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Église sont indépendants l’une de l’autre et autonomes. Mais toutes deux, quoique à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes. Elles exerceront d’autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu’elles rechercheront davantage entre elles une saine coopération, en tenant également compte des circonstances de temps et de lieu. L’homme, en effet, n’est pas limité aux seuls horizons terrestres, mais, vivant dans l’histoire humaine, il conserve intégralement sa vocation éternelle. Quant à l’Église, fondée dans l’amour du Rédempteur, elle contribue à étendre le règne de la justice et de la charité à l’intérieur de chaque nation et entre les nations » (constitution pastorale Gaudium et Spes sur l’Église dans notre temps, n° 76/c). Moyennant quoi, « l’Église qui, en raison de charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique » (GS, n° 76/b), doit pouvoir « partout et toujours prêcher la foi avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sociale, accomplir sans entraves sa misssion parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent » en utilisant les moyens conformes à l’Évangile (GS, n° 76/e).
C’est pourquoi le pape Jean Paul II pouvait préciser : « Quand je parle pour défendre les droits de l’homme, en particulier la liberté religieuse, je n’accuse les autorités d’aucun pays, mais je formule une exigence humaine universelle. De même […], mon action en faveur des réfugiés doit être comprise comme une intervention d’ordre moral, humain, non politique : il faut éviter toute récupération politique » (en avion, au retour de Thaïlande, 1984).
Nous nous sentons unis par une mission commune, déclarait Benoît XVI aux membres du Corps diplomatique accrédités auprès du saint-siège (2006), mission commune qui est la paix, laquelle suppose un engagement pour la vérité. Cet engagement est l’âme de la justice, donne fondement et vigueur au droit à la liberté et ouvre la voie au pardon et à la réconciliation. « C’est en respectant la personne humaine qu’il est possible de promouvoir la paix et c’est en bâtissant la paix que sont jetées les bases d’un authentique humanisme intégral. C’est ici que trouve réponse la préoccupation de tant de nos contemporains face à l’avenir. Oui, l’avenir pourra être serein si nous travaillons ensemble pour l’homme. L’homme, créé à l’image de Dieu, a une dignité incomparable » (au Corps diplomatique 2007).
« Pour construire la paix, il convient de redonner espoir aux pauvres. (...) Il est urgent désormais d’adopter une stratégie efficace pour combattre la faim et faciliter le développement agricole local, d’autant plus que la proportion de pauvres augmente à l’intérieur même des pays riches » (au Corps diplomatique 2009).
Du rapide tour d’horizon annuel ainsi accompli par le pape devant le Corps diplomatique accrédité auprès du saint-siège, il apparaît clairement que la sécurité et la stabilité du monde demeurent fragiles. « Les facteurs de préoccupation (...) témoignent (...) que la liberté humaine n’est pas absolue, mais qu’il s’agit d’un bien partagé, dont la responsabilité incombe à tous. En conséquence, l’ordre et le droit en sont des éléments qui la garantissent. Mais le droit ne peut être une force de paix efficace que si ses fondements demeurent solidement ancrés dans le droit naturel, donné par le Créateur. C’est aussi pour cela que l’on ne peut jamais exclure Dieu de l’horizon de l’homme et de l’histoire. Le nom de Dieu est un nom de justice ; il représente un appel pressant à la paix » (au Corps diplomatique 2008).
b) Les actions en faveur de la paix
Le pape place les autorités civiles face à leurs responsabilités sur la scène internationale (cf. Le Saint-Siège dans les relations internationales, sous la direction de Joël-Benoît d’Onorio, Paris, Cerf-Cujas, 1998). Si les acteurs de la communauté internationale sont plus que jamais en possession d’un ensemble de normes et de conventions aussi précises et complètes, « ce qui manque, c’est la volonté de les respecter et de les appliquer » (au Corps diplomatique, 1999). En outre, « la volonté de mettre un terme à la course aux armements, ou mieux encore, le désarmement effectif, est évidemment une des conditions de la paix » (ibid., 1988). Il importe aussi « que l’humanité fasse appel à ses ressources spirituelles les plus profondes et les plus universelles » (message à l’Assemblée générale des Nations-Unies, 1988). En 1981, Jean Paul II a envoyé auprès des présidents des États-Unis, d’U.R.S.S., de France et du Royaume-Uni une délégation de l’Académie pontificale des sciences, chargée de présenter un document sur les conséquences d’un usage éventuel des armes nucléaires pour l’Europe et le monde.
Le pape n’hésite pas à formuler parfois des recommandations concrètes : « L’Afrique doit continuer à rechercher des moyens pacifiques et efficaces afin que les régimes militaires transmettent le pouvoir aux civils » (Ecclesia in Africa). Il exprime « le souhait que les règles du droit international soient de plus en plus efficacement assorties de dispositions contraignantes propres à en garantir l’application. Et, dans le domaine de l’application des lois internationales, le principe inspirateur doit être celui de la justice et de l’équité » (au Corps diplomatique, 1991). En 1993, le saint-siège signe le Traité contre la production, le développement et l’utilisation des armes chimiques et, en 1997, celui interdisant les mines anti-personnelles. Le Conseil pontifical Justice et Paix publie un document sur « le commerce des armes. Une réflexion éthique » (1994).
L’action proprement diplomatique s’accompagne toujours d’une action caritative (par le biais des conseils pontificaux Cor Unum et Justice et Paix) et religieuse, par l’appel à la prière et aux relations œcuméniques et avec d’autres religions. L’Église peut contribuer à la paix en mobilisant les populations pour une plus grande justice internationale. C’est ce qu’elle a fait quand, à l’initiative du pape Jean Paul II, une journée de prière a réuni à Assise le 27 octobre 1986 130 responsables religieux appartenant à toutes les communautés chrétiennes et aux grandes religions non chrétiennes, pour prier, chacune de son côté, pour la paix dans le monde. Après les attentats du 11 septembre 2001, à New York, et l’ouverture de la guerre en Afghanistan, le pape a invité les catholiques à une journée de jeûne pour la paix (14 décembre) et convoqué les représentants des religions du monde à une journée de prière pour la paix dans le monde, à Assise (24 janvier 2002), suivie de la publication du « décalogue » d’Assise pour la paix.
De plus, chaque année le pape publie un message pour la Journée mondiale pour la paix, du 1er janvier. Ces messages énoncent de grands principes, comme : « pour parvenir à la paix, éduquer à la paix » (1979), « pour servir la paix, respecter la liberté » (1981), « d’un cœur nouveau naît la paix » (1984), « la liberté religieuse, condition pour vivre ensemble la paix » (1988), le secret de la paix véritable réside dans le respect des minorités (1989), de la conscience de l’homme (1991), de ses droits (1999) ainsi que de la justice (2002). Les messages de Benoît XVI ont porté sur la relation entre vérité et paix (2006), la personne humaine comme cœur de la paix (2007), la famille humaine, communauté de paix (2008) et combattre la pauvreté pour constuire la paix (2009).
Le pape invite à choisir la non-violence, ce qui signifie « faire un choix courageux d’amour, un choix qui implique la protection effective des droits de l’homme et un ferme engagement pour la justice et pour un développement harmonieux » (avec les jeunes, à Maseru, Lesotho, 1988).
Emblématique du souci pour la paix est le rôle de médiateur de la papauté dans les conflits entre Etats. Ceux-ci ont fréquemment fait appel au saint-siège entre 1870 et la première Guerre mondiale. Plus récemment, le pape Jean XXIII était intervenu de façon décisive auprès du président du Soviet suprême Nikitha Kroutchev pour désamorcer la crise de Cuba, en 1962. Puis, à la demande des parties, le saint-siège a exercé une médiation dans le conflit qui a opposé l’Argentine et le Chili au sujet du Canal de Beagle. Engagées en 1982, les négociations aboutirent à la signature d’un accord, le 29 novembre 1984, évitant ainsi le conflit armé.
Après une visite officielle dans le Royaume-Uni, du 28 mai au 2 juin 1982, alors que le pays était engagé dans un conflit armé avec l’Argentine, au sujet des îles Malouines, le pape se rend aussi dans ce pays, le 10 juin suivant, pour appeler à la réconciliation et manifester sa sollicitude pastorale. Au plus fort de la bataille, le 18 juin, il avait réuni les évêques argentins à Rome, pour chercher une solution « évangélique et pastorale ». Le 22 mai, il avait concélébré la messe « pour observer la paix et la justice », à Saint-Pierre, avec eux et les évêques anglais.
c) Le droit d’ingérence humanitaire
Le droit d’ingérence humanitaire est de facture récente (cf. Ugo Colombo Saco, Giovanni Paolo II e la nuova proiezione internazionale della Santa Sede. 1978-1996, Milan, Giuffrè Editore, 1997, p. 932-102). Il se met en place aux Nations-Unies à la suite d’initiatives de la France, en 1988, pour « l’assistance humanitaire aux victimes des catastrophes naturelles et aux situations urgentes du même ordre ». L’année 1990 voit la création de couloirs aériens pour les secours humanitaires.
Au moment de la crise bosniaque, le cardinal Sodano, Secrétaire d’État, déclare que « c’est un péché d’omission que de rester silencieux et de ne pas faire tout son possible — avec les moyens que les Organisations internationales sont en mesure de mettre à leur disposition — pour arrêter l’agresseur de populations sans défense » (6 août 1992). Le concept traditionnel de « guerre juste » devient celui de « guerre humanitaire » nécessaire pour restaurer les droits de l’homme. Le pape réaffirme cette doctrine à de nombreuses reprises, entre autres dans son discours au Corps diplomatique de janvier 1993 : quand les populations succombent sous les coups d’injustes agresseurs, les États n’ont plus le droit « à l’indifférence ». Il semble bien que « leur devoir soit de désarmer cet agresseur, si tous les autres moyens se sont avérés inefficaces. Les principes de la souveraineté des États et de la non-ingérence dans leurs affaires internes […] ne sauraient toutefois constituer un paravent derrière lequel on pourrait torturer et assassiner ». Dans son message pour la Journée mondiale de la paix de 2000, il précise six critères qui pourraient servir à codifier ce « droit à l’ingérence humanitaire » : 1) La diplomatie préventive doit tout faire pour arriver à une solution pacifique. 2) Après échec de ces efforts, la communauté internationale considère légitime d’intervenir pour désarmer ceux qui veulent tuer des populations ou violer leurs droits. 3) La communauté internationale définit d’autres moyens de son intervention humanitaire. 4) Tout doit s’accomplir dans la légalité internationale. 5) Les objectifs des interventions doivent être précisés et les interventions limitées. 6) Les initiatives ne répondent pas à la simple logique des armes.
2. La diplomatie pontificale
Le saint-siège est un sujet souverain de droit international, de nature strictement religieuse, reconnu comme tel par la communauté des nations (La diplomatie de Jean-Paul II, sous la direction de Joël-Benoît d’Onorio, Paris, Cerf, 2000). Si l’Église catholique est l’unique confession religieuse à entretenir des relations diplomatiques avec les États, elle le doit à sa structure universelle et transnationale, à la personnalité internationale de son chef, le Pontife romain, et à son histoire (cf. La papauté au XXe siècle, sous la direction d’Édouard Bonnefous, Joël-Benoît d’Onorio, Jean Foyer, Paris, Cerf-Fondation Singer-Polignac, 1999). Celle-ci, comme le soulignait Mgr Jean-Louis Tauran, alors secrétaire pour les Relations du saint-siège avec les États, « a vu le pontificat devenir le cœur des nations de l’Occident chrétien. Que l’on pense à l’époque de la respublica christiana [république chrétienne], ou bien à l’époque où le Souverain Pontife prononçait des arbitrages et promouvait la paix, au nom de la jus gentium christianorum [le droit des nations chrétiennes] » (2003). Certaines voix se sont élevées pour contester ce rôle du saint-siège, et sa présence dans les organisations et les conférences internationales. Mais outre que c’est méconnaître l’histoire et la nature œcuménique, c’est-à-dire proprement universelle, de l’Église catholique, cette position est démentie par la pratique actuelle : le nombre d’États désireux d’établir des relations diplomatiques avec le saint-siège ne fait qu’augmenter (cf. Jean-Yves Rouxel, Le Saint-Siège sur la scène internationale, Paris, L’Harmattan, 1998).
a) L’établissement de relations diplomatiques
L’établissement de relations diplomatiques manifeste « non pas approbation de tel ou tel régime, mais une appréciation des valeurs temporelles positives, une volonté de dialogue avec ceux qui sont légitimement chargés du bien commun de la société, une compréhension de leur rôle souvent difficile, un intérêt et une aide apportés aux causes humaines qu’ils ont à promouvoir, grâce parfois à des interventions directes, grâce surtout à la formation des consciences, une contribution spécifique à la justice et à la paix au plan international » (au Corps diplomatique, 1978).
De fait, en 1978, 92 pays avaient un ambassadeur auprès du saint-siège. Depuis lors, ce nombre a doublé. Sans doute les États comprennent-ils que « la raison d’être du saint-siège au sein de la communauté des nations est, comme Jean-Paul II le soulignait, d’être la voix qu’attend la conscience humaine, sans minimiser pour cela l’apport d’autres traditions religieuses » (au Corps diplomatique, 1995). Il est symptomatique du poids moral du saint-siège de voir pratiquement tous les pays établir des relations diplomatiques avec le saint-siège, exception faite de certains régimes communistes, comme la Chine, ou officiellement musulmans.
b) Les concordats et autres conventions internationales
Le saint-siège signe de nombreux accords internationaux. Au sens large, un concordat est une convention conclue « par le Siège apostolique [l’Église catholique] avec les États ou les autres sociétés politiques » (cf. Jean Julg, L’Église et les États. Histoire des concordats, Paris, Nouvelle Cité, 1990). Les sujets traités sont ce que l’on appelle les « matières mixtes », sur lesquelles l’autorité civile et l’autorité ecclésiastique ont une juridiction à des titres divers : assistance religieuse à différentes catégories de personnes, biens culturels et biens ecclésiastiques, délimitation et érection des circonscriptions ecclésiastiques, édifices destinés au culte, entités ecclésiastiques, financement de l’Église, enseignement de la religion et de la théologie, instituts de vie consacrée, liberté de l’Église et liberté religieuse, nominations ecclésiastiques, personnalité publique, religieux, écoles catholiques et universités de l’Église ainsi que les titres et les curricula d’études, séminaires, jours de fête, etc.
Cette activité, intense de 1959 à 1999 (cf. le tableau ci-dessous), ne s’est pas démentie depuis.
Nombre d’accords
1950-1959 15
1960-1969 34
1970-1979 35
1980-1989 38
1990-1999 67
Par ailleurs, le gouvernement Jospin a mis en place en 2001 un instrument de dialogue avec l’Église catholique, pour traiter en concertation les points concernant les deux sociétés. La réunion de février 2008 a porté sur l’utilisation des cathédrales, les visas des religieux étrangers, la révision des lois de bioéthique et la valeur des diplômes décernés par les Instituts catholique. Ce dernier poinr à donné lieu à un accord en date du 18 décembre 2008 portant reconnaissance des diplômes délivrés par les Universités pontificales et les Instituts catholiques. Un autre accord récent, de novembre 2008, règle le statut juridique de l’Église catholique au Brésil.
c) La défense des droits de l’homme et de la démocratie
Nombreuses sont les interventions du pape, sous toutes les latitudes, et face à des régimes politiques de toutes tendances, en faveur des droits de l’homme et en défense des populations marginalisées ou opprimées. Il dit « éprouver une particulière solidarité à l’égard des peuples, des nations qui souffrent, qui, dans la grande famille des peuples, subissent de quelque manière une discrimination, sont opprimés, privés de liberté, privés de la souveraineté nationale, privés dans la vie de tous les jours ou en raison de tout un système social, d’une suffisante justice sociale » (Lagos, 1982). Ce sont toutes les pauvretés, des individus comme des États, qui sont dénoncées : « Les peuples pauvres, les nations pauvres — et il faut entendre par là différentes sortes de pauvreté, non seulement le manque de nourriture, mais également la privation de liberté et des autres droits humains — jugeront ceux qui leur enlèvent ces biens, se réservant le monopole impérialiste de la suprématie économique et politique, aux dépens des autres » (homélie, Edmonton, 1984). Le pape défend « le droit de chacun d’accéder à toutes les formes éducatives conformes aux convictions personnelles en matière de vie et de religion » (aux prêtres, religieux et religieuses, Montevideo, 1987). L’apartheid, alors pratiqué en Afrique du Sud, est qualifié d’« affront à la vocation de l’homme à façonner son propre destin » (au Centre des Nations-Unies, Nairobi, 1985).
Jean Paul II adresse un message aux évêques de Timor Est, pour manifester son affection à la population frappée par la guerre civile (1999). Il dénonce les groupes terroristes qui « s’arrogent indûment le droit exclusif de parler au nom des communautés minoritaires, les privant ainsi de la possibilité de choisir librement et ouvertement leurs représentants et de rechercher, sans intimidation, des solutions adéquates » (message pour la Journée mondiale de la paix, 1979). « Ce que le christianisme nous interdit, proclame-t-il en Irlande, c’est de chercher des solutions à ces situations dans la haine, dans le meurtre de personnes sans défense, dans les méthodes du terrorisme. […] La paix ne peut jamais s’épanouir dans un climat de terreur. […] La violence est un mensonge, car elle va à l’encontre de la vérité de notre foi, de la vérité de notre humanité. La violence détruit ce qu’elle prétend défendre : la dignité, la vie, la liberté des êtres humains. La violence est un crime contre l’humanité, car elle détruit le tissu même de la société » (à Drogheda, 1979). En Sicile, le pape dénonce la Mafia : « Aucune association humaine, aucune mafia ne peut changer et bafouer ce droit sacro-saint de Dieu énoncé par lui autrefois : « Tu ne tueras pas » (à Agrigente, 1993). Deux mois plus tard, une bombe explose dans sa cathédrale, Saint-Jean-de-Latran… Il critique les guérilleros du Sentier lumineux, et dénonce le commerce de la drogue (à Cuzco, 1985). Il intervient en faveur des personnes séquestrées et enlevées, et pour obtenir la grâce des condamnés à mort. Il visite la « Maison des esclaves » et s’exclame : « De Gorée, un cri s’élève ! Je suis venu ici écouter ce cri des siècles, des générations de Noirs, des esclaves. […] Ce cri des siècles nous incite à nous libérer toujours de ce drame parce que ses racines sont en nous, dans le péché » (1992). La souffrance des réfugiés est « une plaie typique et révélatrice des déséquilibres et des conflits du monde contemporain » (Sollicitudo rei socialis). Contraindre des personnes à fuir leur pays est « une grave offense à Dieu et à l’homme » (Angélus, 2003).
Le pape se fait l’avocat de la liberté sous toutes les latitudes. Il voit en elle « le principe suprême de l’ordre politique et social, dans les rapports entre le gouvernement et le peuple » (homélie, Philadelphie, 1979). « Amérique, tu ne peux affirmer le droit de choisir sans affirmer le devoir de choisir bien, le devoir de choisir la vérité » (Columbia, 1987). Il milite aussi en faveur de l’indépendance des nations : « Tout peuple doit pouvoir disposer de lui-même en ce qui concerne la libre détermination de son propre destin » (au Corps diplomatique, 1982), à l’exclusion de toute interférence extérieure. « L’existence simultanée et solidaire des valeurs comme la paix, la liberté, la justice et la participation est une exigence essentielle pour que l’on puisse parler d’une authentique société démocratique » (discours aux opposants politiques, Paraguay, 1988).
Le pape demande que « soit abolie la peine de mort » (aux membres de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, 1999), estimant que les cas d’application « sont devenus assez rares, sinon même pratiquement inexistants » (Evangelium vitæ).
« Ce que l’on a appelé « l’idolâtrie du marché » — une conséquence de la « civilisation de la consommation » — tend à réduire les personnes à des choses et à subordonner l’être à l’avoir. […] Ceci réduit sérieusement la dignité de la personne humaine et rend difficile la promotion de la solidarité humaine » (à l’ambassadeur de la République tchèque, 2003). Parlant des syndicats, il défend « le droit fondamental de créer librement des organisations pour défendre et promouvoir » les intérêts des travailleurs (Monterrey, 1979). Dans la situation complexe de la Pologne, il réaffirme que « des organisations de ce type sont un élément indispensable de la vie sociale, particulièrement dans les sociétés modernes industrialisées » (Katowice, 1983).
Jean Paul II, proche des hommes, n’hésite pas à accomplir des gestes, parfois spectaculaires, dont la portée n’échappe à personne : passer rapidement devant les autorités civiles et s’arrêter aux responsables du syndicat Solidarnosc (1983), donner une forte accolade à Carmen Quintana, atrocement brûlée par la police chilienne au cours d’une manifestation, lire un texte dans l’exemplaire de la Bible qu’utilisait le Père Jarlan, assassiné au Chili en raison de ses positions politiques (1987), embrasser Brendan, un enfant malade du Sida (San Francisco, 1987), rendre visite à un hôpital dirigé par Mère Teresa, à Calcutta , où il administre le sacrement des malades à quatre mourants (1986), ou au camp de réfugiés palestiniens de Dehaishe (2000), se recueillir devant le mémorial Tzitzernakaberd aux victimes arméniennes de 1915 (2001), rencontrer les « blessés de la vie », à Tours (1996)…
Au-delà d’une déformation médiatique orchestrée de quelques mots tirés de leur contexte, comme cela s’est produit récemment (janvier-mars 2009), ce sont des actes qui marquent par leur volonté de dépasser les clichés, de briser les tabous du « politiquement correct » et de redonner espoir aux populations. J’ajouterai que les nombreux et graves dysfonctionnements que nous rencontrons parfois dans l’État et dans des sociétés de premier plan (que l’on songe à Total ou à la Société Générale, par exemple), nous permettent de comprendre qu’il puisse s’en produire aussi dans l’Église qui, en fin de compte, est elle aussi composée d’humains.
d) Les allocutions au Corps diplomatique
L’activité diplomatique se déroule aussi en premier lieu à Rome. Les cérémonies de remise de lettres de créances sont l’occasion d’un échange de vues entre le pape et l’ambassadeur d’un pays, qui ne sont pas toujours purement protocolaires.
Nous avons déjà cité des passages des allocutions du pape au Corps diplomatique accrédité auprès du saint-siège. En début de chaque année, le Pontife romain reçoit les membres du Corps diplomatique et leur adresse une allocution au cours de laquelle il propose une vaste synthèse de la situation internationale de l’année écoulée, mettant l’accent sur tel ou tel point plus sensible : les chemins d’une communauté mondiale des peuples (1984) ; réciprocité et solidarité pour collaborer à la paix (1985) ; exigence éthique de la paix et de la justice (1987) ; le droit international appelé devenir un droit de la paix fondée sur la justice et la solidarité (1997), etc. Le 8 janvier dernier, Sa Sainteté le pape Benoît XVI notait que « le Saint-Siège a tenu à être parmi les premiers à signer et à ratifier la « Convention sur les armes à sous-munitions », document qui a aussi l’objectif de renforcer le droit international humanitaire. D’autre part, relevant avec préoccupation les symptômes de crise qui se manifestent dans le domaine du désarmement et de la non-prolifération nucléaire, le Saint-Siège ne cesse de rappeler que l’on ne peut pas construire la paix quand les dépenses militaires soustraient d’énormes ressources humaines et matérielles aux projets de développement, spécialement des peuples les plus pauvres » (2009).
Il est assez frappant de constater que le Pontife romain est le seul chef d’État qui peut faire un tour d’horizon de géopolitique et manifester son désaccord avec certaines attitudes ou certaines décisions des gouvernements étrangers sans susciter le moindre incident diplomatique, lequel, en revanche, surviendrait aussitôt si un gouvernement s’avisait de critiquer un autre gouvernement. Nous avons incontestablement là une nouvelle preuve de la haute considération et de l’estime dont le papauté jouit auprès de la communauté internationale et du prix attaché à ses prises de position.
e) Les visites de chefs d’État
Non seulement les chefs d’État se rendent volontiers au Vatican, mais le pape a l’occasion de les rencontrer aussi lors de ses déplacements : 38 visites officielles, 690 autres audiences et rencontres, 226 audiences et rencontres de Premiers ministres rien que pour Jean-Paul II. Le rythme est plus ralenti avec Benoît XVI qui, sauf exception, ne reçoit que les chefs d’État. On se rappellera la visite officielle du président Sarkozy au pape Benoît XVI, début janvier 2008 et le discours prononcé par le président de la République au cours duquel il a appelé de ses « vœux l’avènement d’une laïcité positive, c’est-à-dire une laïcité qui, tout en veillant à la liberté de penser, à celle de croire et de ne pas croire, ne considère pas que les religions sont un danger, mais plutôt un atout ». Ce fut le tour du pape d’être reçu à l’Élysées, à l’occasion de sa visite en France en septembre 2008 pour marquer le cent-cinquantième anniversaire des apparitions de la Sainte Vierge à Bernadette Soubirous, à Lourdes.
Reprenant à son compte la notion de « laïcité positive », qu’il qualifiait de « belle expression », pour qualifier la compréhension plus ouverte entre l’Église et l’État, le pape déclarait : « En ce moment historique où les cultures s’entrecroisent de plus en plus, je suis profondément convaincu qu’une nouvelle réflexion sur le vrai sens et sur l’importance de la laïcité est devenue nécessaire. Il est en effet fondamental, d’une part, d’insister sur la distinction entre le politique et le religieux, afin de garantir aussi bien la liberté religieuse des citoyens que la responsabilité de l’État envers eux, et d’autre part, de prendre une conscience plus claire de la fonction irremplaçable de la religion pour la formation des consciences et de la contribution qu’elle peut apporter, avec d’autres instances, à la création d’un consensus éthique fondamental dans la société. »
Le sens de ces visites est le suivant : « Quant à mes rencontres, durant mes voyages apostoliques, avec les principales autorités nationales, elles ne constituent pas seulement un geste de courtoisie et d’estime, elles sont en même temps l’expression de la solidarité et du sens de co-responsabilité de l’Église qui, en raison de sa mission spécifique, sait qu’elle doit s’engager avec l’État au service du bien commun de tous les citoyens » (rencontre avec le président de la République et les autorités civiles, Cologne, 1980). « J’attache un grand prix aux entretiens avec ceux qui détiennent le pouvoir civil. Ce sont autant d’occasions d’échanger des vues, de façon constructive, sur les problèmes les plus fondamentaux pour l’homme, sa dimension spirituelle, sa dignité, son avenir, sur la paix et aussi l’harmonie entre les peuples, sur la liberté que l’Église demande pour annoncer l’Évangile » (au Pt Mobutu, Kinshasa, 1980).
À la demande de nombreuses personnalités, le pape a publié la lettre apostolique E Sancti Thomæ Mori déclarant saint Thomas More patron des gouvernants et des hommes politiques, à l’occasion du Jubilé des gouvernants et parlementaires (2000). Une note doctrinale de la congrégation pour la doctrine de la foi aborde des « questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique » (2002).
(à suivre...)