b) Le purgatoire. La deuxième voie présente un embranchement à son origine. En effet, "ceux qui meurent dans la grâce et l’amitié de Dieu, mais imparfaitement purifiés, bien qu’assurés de leur salut éternel, souffrent après leur mort une purification, afin d’obtenir la sainteté nécessaire pour entrer dans la joie du ciel" [1]. Cette purification finale des élus, que l’Église appelle purgatoire, est une doctrine de foi, formulée surtout aux conciles de Florence et de Trente. Comme toute doctrine professée par l’Église et devant être crue par tous, elle s’appuie sur la Sainte Écriture. Par exemple ce texte de la première Corinthienne ou il est question du "Jour du Seigneur" et donc du jugement : "Si l’œuvre bâtie dessus tient bon, l’ouvrier recevra son salaire ; si l’œuvre vient à être brûlée, l’ouvrier en portera le dommage ; lui personnellement, sera sauvé, mais comme en passant au travers du feu" [2]. Ou encore ce texte de Pierre où il est dit que "votre foi aura été éprouvée - elle est beaucoup plus précieuse que l’or périssable qu’on éprouve pourtant par le feu - vous vaudra louange, gloire et honneur lors de la manifestation de Jésus-Christ" [3].
À partir de ces textes, la tradition de l’Église "parle d’un feu purificateur", nous dit le Catéchisme, qui cite ici saint Grégoire le Grand : "Pour ce qui est de certaines fautes légères, il faut croire qu’il existe avant le jugement un feu purificateur, selon ce qu’affirme Celui qui est la Vérité, en disant que si quelqu’un a prononcé un blasphème contre l’Esprit Saint, cela ne lui sera pardonné ni dans ce siècle-ci, ni dans le siècle futur [4]. Dans cette sentence nous pouvons comprendre que certaines fautes peuvent être remises dans ce siècle-ci, mais certaines autres dans le siècle futur" [5].
Évidemment, le diable est intéressé à ce que nous ne croyions pas en l’existence du purgatoire, qui est pourtant une preuve manifeste de la miséricorde et de la justice de Dieu. Voyons ce qu’en dit saint Thomas More dans un de ses écrits intitulé La Supplication des âmes, dans laquelle les âmes du purgatoire s’adressent à ceux qui sont sur terre. "Si, à chaque confession accompagnée de confession et de ferme propos, Dieu se faisait une règle de pardonner sans qu’il reste rien à payer, ni aucune compensation à offrir - la Passion du Christ suffisant à régler la dette du péché - cette largesse serait presque un encouragement à pécher sans se gêner (...). Ce lieu, où nous expions pour un temps, ne satisfait pas seulement aux exigences de la justice de Dieu : il proclame aussi sa miséricordieuse bonté. D’abord parce que la peine, tout atroce qu’elle est, ne correspond pas, tant s’en faut, à la gravité du péché ; et surtout parce que la bonté divine, en faisant craindre aux hommes cette peine, les rend moins hardis à pécher et moins négligents à faire pénitence, et par là elle les préserve de la peine éternelle" [6].
Il vaut la peine d’insister sur la composante de miséricorde divine dans l’existence du purgatoire. Voici une âme qui est restée fidèle à Dieu jusqu’au terme de sa vie, mais qui n’a pas encore revêtu le vêtement de noce [7] et n’est donc pas digne d’être admise en la présence de Dieu. Le purgatoire lui permet de parfaire sa purification. Le cardinal Daniélou y voyait un des mystères les plus évidents de notre foi. Je le cite : "L’objet de la foi est le dessein de l’amour de Dieu pour nous. Elle nous montre en Jésus-Christ le visage authentique de l’homme, c’est-à-dire ce que Dieu cherche à réaliser en l’homme, (...) en sorte qu’on puisse dire que l’existence chrétienne, et simplement l’existence humaine, n’est finalement qu’un processus de transformation en Jésus-Christ. Et tous nous devons y passer. Il y a ceux qui auront commencé un peu en cette vie, plus ou moins. Et pour ceux qui ne l’auront pas fait, il faudra bien le faire après la mort. C’est en ce sens que le mystère du Purgatoire est pour moi un des mystères les plus évidents de la foi, car quand on voit la manière dont la plupart des pauvres hommes et des pauvres femmes arrivent au seuil de la mort, et qu’on pense qu’ils sont destinés à contempler éternellement la bienheureuse Trinité, on comprend qu’ils auront besoin d’un sérieux moment d’éducation, de purification et d’adaptation. Finalement, être chrétien, c’est avoir commencé, bien timidement, bien maladroitement, d’exercer ce qui sera notre occupation éternelle, c’est-à-dire contempler les choses divines" [8].
L’abbé Charles Arminjon, qui exerça une influence certaine sur la petite Thérèse, nous rappelle que "l’Église, au Canon de la messe, offre à Dieu ses suffrages afin d’obtenir pour ces âmes locum lucis, un lieu de lumière : d’où il suit qu’elles sont dans la nuit et enveloppées de ténèbres épaisses et impénétrables. - Elle demande pour elles locum refrigerii, un lieu de rafraîchissement : d’où il suit qu’elles sont dans d’intolérables ardeurs. - Elle demande pour elles locum pacis, un lieu de paix : d’où il suit qu’elles sont livrées à des inquiétudes et à d’inexprimables anxiétés" [9].
Si les âmes du purgatoire ont la certitude d’être sauvées, leur état n’est pas une partie de plaisir. On y retrouve la peine du dam, mais provisoire, et le "feu purificateur", mentionné il y a un instant par le Catéchisme [10]. L’ange gardien de sœur Faustine, l’apôtre de la divine miséricorde, la conduisit un jour "dans un endroit ténébreux et rempli de flammes. Dans ces flammes - des âmes souffrantes. Elle prient ardemment, mais sans effet pour elles-mêmes. Nous seuls pouvons les secourir. Les flammes qui les brûlent ne me touchaient pas. Mon ange gardien ne me quittait pas d’une semelle. Je demandai à des âmes : "Quelle est votre plus grande souffrance ?" Elles me répondirent d’une seule voix : "Notre plus grande souffrance, c’est la faim de Dieu." J’ai vu la Sainte Vierge visitant les âmes du purgatoire. Elle leur apporte du réconfort. [11]"
Mais quelle différence avec l’enfer, puisque le salut de ces âmes est assuré ! Dante décrit l’arrivée au purgatoire, en venant de l’enfer : "Comme nous tournions à cet endroit, des voix chantèrent : Beati pauperes spiritu, avec tant de suavité que le parole ne saurait l’exprimer. Ah ! combien ces passages diffèrent de ceux de l’enfer ! car ici on entre parmi des chants, et là-bas parmi de farouches lamentations" [12].
De plus, s’agissant d’élus, ces âmes sont remplies de charité, d’un amour qui ne fait que croître en fonction de leur purification. Un amour qu’elles sont toutes disposées à nous faire partager pourvu que nous pensions à prier pour elles, comme nous l’avons dit précédemment. Mais répétons cette invitation avec Thomas More. Ce sont les âmes du purgatoire qui nous parlent : "Nous vous souhaitons la grâce d’assister une fois - pourvu que ce fût sans souffrir - à l’arrivée d’une âme au purgatoire. Quelle confusion, quel supplice, pour le nouveau-venu, quand son regard rencontre ceux des gens qu’il chérissait, et qu’il a néanmoins laissé complètement tomber ! Non pas qu’il décèle la moindre colère chez ses compagnons, mais le spectacle bouleversant de leur agonie lui remet en esprit son odieuse négligence, et ce souvenir, croyez-nous, n’est pas la moins pénible des souffrances qu’il endure ici. Que Dieu vous fasse la grâce d’échapper à ce tourment, ainsi qu’aux autres. Que notre folie, chers amis, vous donne une leçon de sagesse. Envoyez ici vos prières, envoyez-nous vos aumônes. Celui qui allume la chandelle d’un autre n’est pas moins éclairé, et celui qui souffle sur le feu pour réchauffer un autre s’y réchauffe en même temps. De même, chers amis, le bien que vous envoyez ici devant vous, tout en nous procurant un grand soulagement, est mis tout entier de côté pour vous, et enrichi par surcroît des prières que nous offrons pour vous" [13].
[1] Catéchisme de l’Église catholique, n° 1030
[2] 1 Co 3, 14-15
[3] 1 P 1, 7.
[4] Mt 12, 31
[5] Saint Grégoire le Grand, Dialogues 4, 39
[6] Saint Thomas More, La Supplication des âmes, dans Saint Thomas More, textes traduits et présentés par Germain Marc’hadour, Namur, 1962, p. 212 et 213-214
[7] Cf. Mt 22, 12
[8] J. Daniélou, La foi de toujours et l’homme d’aujourd’hui, Paris, 1969, p. 105-106
[9] Abbé Ch. Arminjon, Fin du monde présent et mystères de la vie future, Lisieux, rééd. 1964, p. 139-140
[10] Voir Catéchisme de l’Église catholique, n° 1033
[11] M. Winowska, L’icône du Christ miséricordieux, Paris-Fribourg, 1973, p. 76
[12] Dante, La Divine comédie. Le Purgatoire, chant 12, 109-114, trad. Alexandre Masseron, Paris, 1954
[13] Saint Thomas More, La Supplication des âmes, dans Saint Thomas More, textes traduits et présentés par Germain Marc’hadour, Namur, 1962, p. 262-263