Le royaume eschatologique demande une préparation. C’est un royaume qui vient, que nous attendons. Il n’est ni le monde ni l’Église : "L’Église pourvue des dons de son Fondateur et attachée à ses préceptes de charité, d’humilité et d’abnégation, reçoit la mission d’annoncer et d’instaurer en toutes les nations le Royaume du Christ et de Dieu dont, sur terre, elle constitue le germe et le commencement" [1]. Il n’est ni dans une situation ni dans un lieu. C’est Jésus lui-même : "Le Christ est lui-même le roi des cieux, le royaume des cieux, semblable au trésor caché dans le champ" [2]. En effet, comme Jean-Paul II l’expliquait, "le royaume des cieux n’est pas un concept, une doctrine, un programme que l’on puisse librement élaborer, mais il est avant tout une Personne qui a le visage et le nom de Jésus de Nazareth, image du Dieu invisible" [3].
"Nous confessons que le royaume de Dieu, qui trouve ici sur terre son commencement dans l’Église, n’est pas de ce monde (...) mais consiste à reconnaître toujours plus profondément la richesse insondable du Christ, à espérer avec toujours plus de confiance dans les biens éternels, à répondre toujours mieux à l’amour de Dieu et à partager toujours plus généreusement aux hommes les biens de la grâce." [4] Or, écrit saint Paul, "la tribulation insignifiante du moment présent nous prépare, au-delà de toute mesure, un poids de gloire pour l’éternité" [5], et aussi "je pense que les souffrances du temps présent ne sont pas à comparer à la gloire qui doit être révélée pour nous" [6]. Quant au livre de la Sagesse, il nous avertit que "l’esclave et le maître étaient frappés du même châtiment, et l’homme du peuple était atteint comme le roi" [7], montrant par là que la mort frappe tout être humain indistinctement.
Nous allons donc parler d’abord de la préparation à notre mort (A) pour nous arrêter ensuite à ce moment décisif de notre vie et à ce qui s’y passe (B).
A) La vie comme préparation de la mort
Cet intitulé est délibérément un peu provocateur. Mais il correspond à une réalité profonde. Je pense que nul d’entre nous n’a envie de s’éterniser dans ce monde, qualifié par l’Écriture de "vallée de larmes" [8]. Il s’agit donc de "réussir notre mort". Nous avons toute notre vie pour cela. La difficulté vient de ce que nous ignorons la durée. Nous sommes entre les mains de Dieu... et face à l’action de satan et des puissances des ténèbres. "La puissance de Satan n’est cependant pas infinie. Il n’est qu’une créature, puissante du fait qu’il est pur esprit, mais toujours une créature : il ne peut empêcher l’édification du Règne de Dieu. Quoique Satan agisse dans le monde par haine contre Dieu et son Royaume en Jésus-Christ, et quoique son action cause de graves dommages – de nature spirituelle et indirectement même de nature physique – pour chaque homme et pour la société, cette action est permise par la divine Providence qui avec force et douceur dirige l’histoire de l’homme et du monde. La permission divine de l’activité diabolique est un grand mystère, mais "nous savons que Dieu fait tout concourir au bien de ceux qui l’aiment " [9]" [10].
Il est donc bon de vivre dans une vision d’éternité, en pensant au ciel qui nous attend. Ici, je voudrais apporter une précision à propos de nos mérités. Il est hors de question de "mériter le ciel". Cela dépasse nos forces, d’une part, et, de l’autre, la moindre des choses est que nous essayons de répondre à l’Amour de Dieu en lui étant le plus fidèle possible à chaque instant, en toute action. Nous pouvons alors répéter, comme les serviteurs de la parabole : "Nous sommes des serviteurs inutiles ; nous n’avons fait que ce que nous devions faire" [11]. Toutefois, dans son immense Bonté, "Dieu a librement disposé d’associer l’homme à l’œuvre de sa grâce. L’action paternelle de Dieu est première par son impulsion, et le libre agir de l’homme est second en sa collaboration, de sorte que les mérites des œuvres bonnes doivent être attribués à la grâce de Dieu d’abord, au fidèle ensuite. Le mérite de l’homme revient, d’ailleurs, lui-même à Dieu, car ses bonnes actions procèdent dans le Christ, des prévenances et des secours de l’Esprit Saint"Catéchisme de l’Église catholique, n° 2008.
Comment notre mort s’inscrit-elle dans la liturgie de l’Église ? Je ne parle pas ici de la liturgie des funérailles. La mort s’inscrit dans la liturgie tout d’abord en ce que notre vie chrétienne doit être une vie centrée sur l’Eucharistie, sur l’offrande que le Fils ne cesse de faire à son Père. Le Christ, notre Pâque, a vraiment été immolé [12]. En mourant sur la Croix, il donne son sens plénier à notre mort. Celle-ci n’est plus la cessation de la vie terrestre, mais le passage à la vie éternelle, une Vie que nous voulons unie à notre Dieu Un et Trine. "Si, par la faute d’un seul la mort a régné du fait d’un seul, à bien plus forte raison ceux qui reçoivent en abondance la grâce et le don de la justice régneront-ils dans la vie du fait du seul Jésus-Christ." [13] Cette mort du Christ nous ouvre la porte à la liturgie céleste. À un artiste qui décorait sa chapelle, saint Charles Borromée indiqua : "Pourquoi représenter la mort avec une faux, et non plutôt avec une clé ?"
Depuis le péché originel de nos premiers parents, la mort fait donc partie du paysage de notre vie... Nous l’attendons avec une certaine impatience. Nous ne la craignons pas si nous cherchons à être de bons enfants de Dieu. Mais encore faut-il que nous luttions effectivement pour progresser chaque jour sur la voie de la sainteté, de la déification progressive avec Dieu, terme que préfèrent les Orientaux. "Toi — si tu es apôtre — tu ne mourras pas. — Tu changeras de demeure, voilà tout" [14]. Si nous nous sommes confessés régulièrement et avons cherché à aimer Dieu de plus en plus, la mort ne peut pas être pour nous une surprise. Ou plutôt, ce sera une "divine surprise". Une nouvelle rencontre, décisive cette fois, avec le Christ que nous rencontrons, entre autres, dans l’Eucharistie.
Ce qui nous effraie un peu, ce sont les circonstances qui entoureront peut-être notre mort. Peut-être. Nous n’en savons rien. Nous nous inquiétons de ce qui ne se produira pas forcément. Mais envisageons le cas d’un accident, d’une maladie longue et douloureuse. Nous ne sommes pas abandonnés de Dieu. En outre la communion des saints est une grande et belle réalité, qui nous permet de bénéficier des biens spirituels et d’apporter notre contribution en offrant nos souffrances. Je ne résiste pas à la tentation de vous citer une prière d’abandon de Jean-Paul II. Ce devait être en 1985.
La voici : "Seigneur, voilà plus de soixante-cinq ans que Tu m’as fait le don inestimable de la vie, et depuis ma naissance, Tu n’as cessé de me combler de tes grâces et de ton amour infini.
Au cours de toutes ces années se sont entremêlés de grandes joies, des épreuves, des succès, des échecs, des revers de santé, des deuils, comme cela arrive à tout le monde.
Avec ta grâce et ton secours, j’ai pu triompher de ces obstacles et avancer vers Toi.
Aujourd’hui, je me sens riche de mon expérience et grande est la consolation d’avoir été l’objet de ton amour.
Mon âme chante sa reconnaissance.
Mais je rencontre quotidiennement dans mon entourage des personnes âgées que Tu éprouves fortement : elles sont paralysées, impotentes et souvent n’ont plus la force de Te prier, d’autres ont perdu l’usage de leurs facultés mentales et ne peuvent plus T’atteindre à travers leur monde irréel. Je vois agir ces gens et je me dis : "Si c’était moi." Alors, Seigneur, aujourd’hui-même, tandis que je jouis de la possession de toutes mes facultés motrices et mentales, je T’offre à l’avance mon acceptation à ta sainte volonté, et dès maintenant je veux que si l’une ou l’autre de ces épreuves m’arrivait, elle puisse servir à ta gloire et au salut des âmes. Dès maintenant aussi, je Te demande de soutenir de ta grâce les personnes qui auraient la tâche ingrate de me venir en aide.
Si un jour la maladie devait envahir mon cerveau et anéantir ma lucidité, déjà, Seigneur, ma soumission est devant Toi et se poursuivra en une silencieuse adoration. Si, un jour, un état d’inconscience prolongée devait me terrasser, je veux que chacune de ces heures que j’aurai à vivre soit une suite ininterrompue d’actions de grâce et que mon dernier soupir soit aussi un soupir d’amour. Mon âme, guidée à cet instant par la main de Marie, se présentera devant Toi pour chanter tes louanges éternellement. Amen."
[1] Concile Vatican II, const. dogm. Lumen gentium, n° 5
[2] Origène, Commentaire sur l’Évangile selon Matthieu 14, 7
[3] Jean-Paul II, enc. Redemptoris missio, 7 décembre 1990, n° 18
[4] Paul VI, Credo du Peuple de Dieu, 30 juin 1968
[5] 2 Co 4, 17
[6] Rm 8, 18
[7] Sg 18, 11
[8] Ps 83, 7
[9] Rm 8, 28
[10] Catéchisme de l’Église catholique, n° 395
[11] Lc 10, 17
[12] Cf. 1 Co 5, 7
[13] Rm 5, 17