Arrêtons-nous un peu à cette scène de la Visitation qui est tout entière une prière à deux, et même à quatre voix. D’abord Marie « entra dans la maison de Zacharie et salua Élisabeth » (Lc 1, 40). Le cardinal de Bérule fait observer que Marie, jusqu’à présent silencieuse, « ici va, elle vient, elle parle, et parle plus qu’en aucun lieu de l’Écriture, et en aucun état de sa vie. La Parole éternelle du Père qui veut être sans parole, comme enfant la fait parler. Il est la Parole du Père, mais sans parole, en sa Mère, et il la fait parler, et saluer sa cousine Élisabeth. Cette sacrée parole est de telle efficacité qu’elle pénètre le cœur de sainte Élisabeth, qu’elle touche et ouvre le cœur de l’enfant de six mois caché dans son ventre, qu’elle ravit la mère et l’enfant, et ravit l’un et l’autre en Jésus et la Vierge, qui sont les deux objets de ce ravissement sacré, et les deux sujets de la parole admirable de sainte Élisabeth : « Tu es bénie entre toutes les femmes et béni est le fruit de ton sein » (Luc 1, 42) » [1].
« Vous êtes bénie entre toutes les femmes, et le fruit de vos entrailles est béni » (Lc 1, 42) « Certains préféreraient la traduction « ventre » ou « sein » plus proche du grec et du latin (ventris tui). Mais outre qu’il souligne avec force le réalisme de l’Incarnation, le mot « entrailles » a pour lui qu’il évoque en français la profondeur des sentiments : « on est pris aux entrailles », « nos entrailles s’émeuvent ». Or c’est une affirmation constante de la Tradition que Marie « conçut d’abord son Fils dans la foi avant de le concevoir dans la chair ». Autrement dit, Jésus est d’abord le fruit de la foi viscérale de Marie, avant d’être le fruit de sa chair », note l’abbé de Menthière [2]. Marie est « bénie entre les femmes ». Les éxégètes reconnaissent à la formule employée par Luc une tournure très sémitique. Le participe passé (bénie) est un passif divin qui désigne clairement Dieu comme l’auteur de cette bénédiction. « Tu es bénie » signifie « Dieu t’a bénie ». L’expression « entre les femmes » sert habituellement quant à elle à exprimer le superlatif. En effet, la langue hébraïque ne connaît pas le superlatif et distingue donc une personne en la mettant au-dessus de la masse des autres. « Tu es bénie entre les femmes » signifie donc « Tu es la plus bénie des femmes » [3].
« D’où m’est-il donné que la Mère de mon Seigneur vienne jusqu’à moi ? » (Lc 1, 43) se demande Élisabeth. « C’est ici la plus célèbres des académies de l’univers, où on apprend ce que le monde ignore et ignorera encore fort longtemps ; et on l’apprend en deux paroles, car la parole de Dieu même est abrégée en ces deux merveilles : où Dieu est fait homme et une Vierge faite Mère de Dieu » [4].
« Dès que mon oreille a perçu ta salutation, l’enfant a tressailli d’allégresse en mon sein » (Lc 1, 44). « La Vierge est comme une plante vivante qui porte le fruit de vie, le donne à sa cousine et à cet heureux enfant ; fruit de vie bien différente de celle que donnait l’arbre du paradis. Car ici Jésus est la vie, vie des hommes et des anges, vie divine et humaine, et la Vierge est la Terre qui a donné ce fruit : La terre produisit son fruit (Jacques 5, 18). Ce fruit donne vie nouvelle à l’enfant qui n’est pas encore né et à la mère qui le porte en ses entrailles ; il donne vie à cet enfant et double vie, car il lui donne vie humaine en lui donnant la raison qu’il n’avait pas encore, il lui donne vie de grâce opposée à la mort du péché dans lequel il était. Il est le premier a avoir goûté ce fruit de vie donné au monde et planté en la Vierge » [5].
« Bienheureuse celle qui a cru en l’accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur ! » (Lc 1, 45). Ces mots revêtent « une importance primordiale » aux yeux de Jean-Paul II. Il explique qu’ils peuvent être rapprochés « du titre « pleine de grâce » dans la salutation de l’ange. Dans l’un et l’autre de ces textes se révèle un contenu mariologique essentiel, c’est-à-dire la vérité sur Marie dont la présence dans le mystère du Christ est devenue effective parce qu’elle « a cru ». La plénitude de grâce, annoncée par l’ange, signifie le don de Dieu lui-même ; la foi de Marie, proclamée par Élisabeth lors de la Visitation, montre comment la Vierge de Nazareth a répondu à ce don » [6].
Notre prière à Marie est celle d’un enfant, empreinte de simplicité et de confiance. « Dans l’Ave Maria nous ne demandons ni pain quotidien, ni pardon, ni secours dans la tentation, relève l’abbé de Menthière. Contrairement au Pater, la demande n’est pas explicitée dans l’Ave Maria parce que Marie est parfaitement accordée à la volonté de Dieu. Elle ne demandera rien pour nous qui ne convienne. Un peu comme la petite Thérèse de l’Enfant-Jésus, nous aimons demander à notre Mère du ciel de faire le tri entre toutes nos demandes et nos désirs plus ou moins purs. Nous la chargeons de ne présenter à Dieu que celles qui sont acceptables ! » [7]
La partie « Priez pour nous pauvres pécheurs » a été ajoutée à la fin du XIIIe siècle. Et encore, le qualificatif de « pauvre » est-il une spécialité française, car nous avons sans doute particulièrement besoin d’humilité.
« Comme ce serait beau si la contemplation de Marie visitant Élisabeth dans sa maisonnette d’Aïn-Karim, donnait le ton à nos relations les plus courantes avec notre prochain... » [8] ... »
[1] Card. de Bérulle, « Vie de Jésus », Les Mystères de Marie, Paris, Grasset, coll. Lettres chrétiennes, 1961, p. 221.
[2] Guillaume de Menthière, Je vous salue Marie. L’art de la prière, Paris, Mame-Edifa, 2003, p. 77.
[3] Guillaume de Menthière, Ibid., p. 64.
[4] Card. de Bérulle, o.c., p. 224.
[5] Card. de Bérulle, o.c. p. 219.
[6] Jean-Paul II, enc. Redemptoris Mater, 25 mars 1987, n° 12.
[7] Guillaume de Menthière, o.c., p. 132.
[8] Renée de Tryon-Montalembert, L’an 2000 avec Marie, Paris, Châlet, 1991, p. 83.