L’annonce de l’Évangile aux païens n’est pas immédiate. Il ne semble pas que les apôtres aient compris le commandement missionnaire « Allez donc ! De toutes les nations faites des disciples » (Mt 28, 19) comme impliquant l’évangélisation de tous les peuples. D’ailleurs, le Seigneur lui-même ne leur avait-il pas dit : « Ne vous en allez pas du côté des païens et n’entrez pas dans une ville des Samaritains. Dirigez-vous plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël » ? (Mt 10, 6). Mais c’était dans le contexte de la mission qu’il leur confiait pour préparer sa propre venue dans les bourgs et les bourgades. Les apôtres « ont fait très attention, parce que l’Église primitive était composée de Juifs, de ne rien innover, pour éviter le scandale éventuel des croyants », fait remarquer saint Jérôme [1].
A) Les premières conversions de païens
Or, cette mission est bien universelle, nous dirions catholique. Nous pouvons en trouver des annonces dans l’Ancien Testament. Qu’il suffise de rappeler ce texte du prophète Isaïe : « Voici que mon Serviteur prospèrera, il grandira, s’élèvera, sera placé très haut. De même que les multitudes avaient été saisies d’épouvante à sa vue, car il n’avait plus figure humaine, et son apparence n’était plus celle d’un homme, de même des multitudes de nations seront dans la stupéfaction » (Is 52, 13-15). Cette universalité va supposer une découverte surprenante pour les apôtres, découverte qui va nécessiter une intervention spéciale de l’Esprit Saint. Nous verrons donc le processus de conversion des païens en deux temps : d’abord la conversion de l’eunuque de la reine Candace (a), puis celle du centurion Corneille et de sa maisonnée (b).
a) Dans un premier temps, la conversion du paganisme passe don pratiquement inaperçu, car il s’agit de la conversion d’un individu isolé. « Un ange du Seigneur, s’adressant à Philippe, lui dit : « Lève-toi, et va du côté du midi, sur la route qui descend de Jérusalem à Gaza ; celle qui est déserte » (Ac 8, 26). Il se leva et partit. « Et voici qu’un Éthiopien, un eunuque, ministre de Candace, reine d’Éthiopie, et surintendant de tous ses trésors, était venu à Jérusalem pour adorer. Il s’en retournait et, assis sur son char, il lisait le prophète Isaïe » (Ac 8, 27). Nous ne savons pas si ce fonctionnaire éthiopien était juif de race ou prosélyte, c’est-à-dire de religion juive, ou seulement craignant Dieu, c’est-à-dire un païen sympathisant du judaïsme, qui adore le Dieu de la Bible et qui, s’il se convertit, s’incorpore à la religion juive par la circoncision et l’observance de la Loi mosaïque.
En tout cas, nous pouvons remarquer, avec saint Jean Chrysostome, « combien il est grand de ne pas négliger la lecture de l’Écriture, même au cours d’un voyage. […] Je recommande cet exemple à ceux qui ne peuvent s’y décider, même chez eux, parce qu’ils vivent avec leur femme, qu’ils sont au service des armes, parce qu’ils ont des préoccupations familiales et des affaires diverses à traiter, et ils s’imaginent que leur état les dispense de lire les Saintes Écritures » [2]. Il ne serait donc pas superflu de consacrer chaque jour quelques minutes à la lecture méditée des Pages sacrées, notamment du Nouveau Testament, lecture dont nous avons souligné l’importance pour notre vie dans notre propos liminaire et sur laquelle insiste saint Jean Chrysostome : « Écoutez donc, gens du monde : procurez-vous ces livres qui contiennent les remèdes de l’âme. Si vous n’en voulez pas beaucoup, procurez-vous au moins le Nouveau Testament, les Actes des apôtres, les Évangiles. Vous y trouverez des leçons bonnes en tout temps… Venez-vous à éprouver une perte d’argent, la mort est-elle à votre porte, perdez-vous quelqu’un des vôtres ? Jetez les yeux sur ces divins formulaires, pénétrez-vous-en, retenez-les bien. C’est l’ignorance de l’Écriture qui engendre tous les maux. Les ignorer, c’est marcher à la guerre sans armes, c’est être sans défense ! » [3] De plus, la lecture méditée de la vie et des enseignements du Seigneur nous transforme comme sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, dont on a pu dire qu’elle était devenue « contemporaine du Crucifié » [4].
« L’Esprit dit à Philippe : « Avance et suis ce char de près » (Ac 8, 29). Tout à l’heure, c’était un ange qui s’était manifesté, maintenant c’est l’Esprit Saint qui prend les commandes. Comme à bien d’autres reprises, c’est lui qui « conduit les apôtres et les chefs de la communauté et leur dicte la ligne de conduite à suivre » [5]. Nous allons voir bientôt l’Esprit s’adresser à Pierre (voir Ac 10, 19).
L’eunuque lit le Livre d’Isaïe à haute voix. Ainsi s’accomplit la parole de Moïse : « Assis, couché, debout, marchant, souviens-toi de ton Dieu » (Dt 6, 7). « Les voyages, surtout quand ils se font dans la solitude, nous donnent l’occasion de réfléchir, parce que personne ne nous distrait, fait remarquer saint Jean Chrysostome. C’est en route que l’eunuque reçoit la foi, et Paul aussi » [6].
« Comprends-tu ce que tu lis ? » lui demande Philippe. « Et comment le pourrais-je si personne ne me sert de guide ? » (Ac 8, 30-31). Il est sur la bonne voie, c’est-à-dire qu’il cherche honnêtement, humblement la vérité et qu’il n’hésite pas à faire état de ses limitations naturelles. Cela nous rappelle saint Paul écrivant aux Romains : « Comment donc pourraient-ils invoquer celui en qui ils n’ont pas cru ? Comment pourraient-ils croire en celui qu’ils n’ont pas entendu ? Comment pourraient-ils entendre si personne ne prêche ? Comment pourraient-ils prêcher s’ils n’avaient été envoyés ? » (Rm 10, 14-15). D’une façon ou d’une autre, l’Esprit nous dit de nous rapprocher de ceux de notre maison, de notre entreprise, de notre parenté, des hommes et des femmes de notre temps pour leur présenter la vérité, la vérité sur Dieu, la vérité sur Jésus-Christ, la vérité sur l’Église, la vérité sur le pape, la vérité sur notre foi. Qui sait si, tôt ou tard et peut-être plus tôt que nous ne pouvons l’imaginer, ils ne nous diront pas : « Voici de l’eau ; qu’est-ce qui s’oppose à ce que je sois baptisé… ? » (Ac 8, 36). Certes le baptême ne s’improvise pas et requiert une longue préparation. Mais nous devons sans nul doute servir de haut-parleur à l’Esprit Saint, nous faire les évangélisateurs de notre monde, comme saint Walfroy, disciple de saint Martin, l’a été de cette région au VIème siècle [7]. Comme tant d’autres depuis quatorze siècles, nous venons nous recueillir sur la « sainte montagne », pour refaire nos forces auprès du Seigneur.
Dès qu’ils sont sortis de l’eau, l’Esprit Saint enlève Philippe et le transporte à Azot, ne lui laissant pas le temps de se réjouir avec le ministre de la reine de Candace qu’il vient de convertir et de baptiser. Cela nous aide à comprendre que nous ne sommes que des instruments entre les mains de Dieu et qu’il serait vain et prétentieux de nous attribuer la gloire de nos « succès », lesquels se convertiraient alors en vaine gloire et en échecs. À Azot, Philippe « évangélisa toutes les villes par où il passait » (Ac 8, 40), sans doute le long de la côte où la population était en majorité païenne, avant de se fixer à Césarée. C’est dans cette ville que Paul, « quelque vingt ans plus tard, au retour de son grand voyage missionnaire, fera une halte chez Philippe qui portera alors le titre d’évangéliste, entouré de ses quatre filles qui prophétisaient » (cf. Ac 21, 8-9). Philippe et les hellénistes ont été les précurseurs de Paul et de la mission païenne » [8], ce que relève Monseigneur Minnerath, actuel archevêque de Dijon dans un ouvrage passionnant.
[1] Saint Jérôme, Epistola 26, 2
[2] Saint Jean Chrysostome, Homélies sur la genèse 35
[3] Saint Jean Chrysostome E, Hom. IX sur l’épître aux Colossiens
[4] A. Combes, Introduction à la spiritualité de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Paris, 1948, p. 182
[5] W. Harrington, Nouvelle introduction à la Bible, Paris, 1970, p. 784
[6] Saint Jean Chrysostome, Homélies sur les Actes 19, 4
[7] voir saint Grégoire de Tours, Histoire des Francs, livre VIII, 15-16.
[8] R. MIinnerath, De Jérusalem à Rome. Pierre et l’unité de l’Église apostolique, Paris, 1994, p. 71-72