Quelques lignes plus bas, le Livre des Actes raconte que « parmi ceux qui s’étaient adonnés aux pratiques superstitieuses, beaucoup apportèrent leurs livres et les brûlèrent devant tout le peuple. On en estima la valeur : cela faisait cinquante mille pièces d’argent » (Ac 19, 19), c’est-à-dire une somme absolument colossale que l’on a pu évaluer à un salaire journalier versé pendant un siècle et demi. Nul ne jugea immense la perte de ces rouleaux de parchemin au regard du gain que représentait la préservation de la foi. Dès l’année 196, le Fragment de Muratori, catalogue des livres du Nouveau Testament fournissant des indications sur leur auteur et leur origine, signale des livres de provenance hérétique, « qui ne peuvent pas être reçus dans l’Église ».
La première condamnation historiquement certaine d’un ouvrage est celle de la Thalia d’Arius, au concile de Nicée, en 325. Plus tard, en 400, le pape Anastase condamne les écrits d’Origène, comme étant plus nocifs aux ignorants qu’utiles aux savants. Saint Léon le Grand réprouve à Rome les écrits des manichéens [1] et ordonne aux évêques espagnols d’agir de même pour les priscillianistes [2]. C’est ainsi que peu à peu l’habitude est prise de mettre les fidèles en garde contre des écrits nocifs pour la foi et les mœurs. La congrégation de l’Index, créée en 1572 par Grégoire XIII, s’est occupée des livres interdits. Elle a subsisté jusqu’en 1917, date à laquelle ses attributions ont été confiées à la Congrégation du Saint-Office, relayée, en 1965, par la Congrégation pour la doctrine de la Foi. Cette dernière, par simple notification, en date du 24 juin 1966, a supprimé l’Index en tant que loi ecclésiastique dont l’infraction pouvait entraîner des censures. Il conserve cependant sa valeur morale, dans la mesure où les fidèles doivent éviter ce qui pourrait mettre leur foi ou leurs mœurs en danger, ce à quoi les y oblige le droit naturel [3]. La révolution à laquelle nous assistons dans le domaine de la communication aurait, de toute façon, rendu obsolète toute norme de contrôle. La prolifération de l’industrie cinématographique, l’omniprésence de la télévision, les progrès fulgurants de la téléphonie et de l’internet ne permettent pas, sauf par des mesures totalitaires comme en Chine, d’exercer une surveillance efficace. C’est donc à chacun de se soumettre, en conscience et devant Dieu, à une auto-régulation, sachant qu’il a le devoir grave de préserver son âme.
Après ce bûcher purificateur de la magie dominante à Éphèse, ville connue pour ses « lettres éphésiennes », des formules magiques écrites sur du parchemin à la récitation desquelles beaucoup attribuaient le pouvoir de conjurer toute sorte de maux et de périls, Luc fait remarquer que « la parole de Dieu s’étendait avec force et se montrait puissante » (Ac 19, 20).
Mais les conversions qui se multiplient à Éphèse ne sont pas sans alarmer la florissante corporation des orfèvres, qui vit du culte de la grande Artémis, notre Diane. Ces artisans s’inquiètent des progrès de la « Voie du Seigneur », terme qui, sous la plume de Luc, fait référence au fait de « suivre le Christ » et qui devait être d’usage courant parmi les chrétiens. « On appelle avec raison chemin la prédication de l’Évangile, fait remarquer saint Jean Chrysostome, car c’est la route qui conduit véritablement au royaume de Dieu. [4] »
La foule ameutée au théâtre par les atisans se mit « à crier d’une seule voix pendant deux heures : « Grande est l’Artémis des Éphésiens ! » (Ac 19, 34). C’est le soulèvement. Le secrétaire finit par s’imposer et par raisonner puis congédier la foule, en lui faisant remarquer que « ces hommes que vous avez amenés ici ne sont ni sacrilèges,ni blasphémateurs de votre déesse ». Si quelqu’un a à se plaindre, qu’il se présente devant le tribunal : « Il y a des jours d’audience et des proconsuls. » Autrement, ajoute-t-il, « nous risquons d’être accusés de sédition pour ce qui s’est passé aujourd’hui, car il n’existe aucun motif qui nous permette de justifier cet attroupement » (Ac 19, 36-40).
Malgré les progrès de l’évangélisation, Paul estime que le moment est venu de quitter Éphèse pour entreprendre le voyage qu’il avait promis dans ses deux épîtres aux Corinthiens, dont la deuxième leur a été envoyée par l’intermédiaire de Tite. Paul passe trois mois en Grèce (Ac 20, 3). À Corinthe, il rédige et expédie l’épître aux Romains. Mais il doit modifier son projet de voyage dans la capitale de l’Empire, parce que « les Juifs lui dressèrent des embûches » (Ac 20, 3), dont nous ignorons le contexte et la nature. Il y est simplement fait allusion au moment où « il se disposait à faire voile pour la Syrie » (Ac 20, 3), ce qui laisse supposer qu’il était prévu de l’attaquer une fois en mer. Paul s’oriente alors vers la Macédoine, comme étape sur le chemin de Jérusalem. Il a pour compagnons de route « Sopater de Bérée, fils de Pyrrhus, Aristarque et Secundus de Thessalonique, Gaius de Derbé, Timothée, Tychique et Trophime d’Asie » (Ac 20, 4), des chrétiens dont nous n’avons souvent pas d’autres nouvelles. Mais leur énumération est intéressante, car elle montre la diversité des collaborateurs de Paul et atteste des liens qui se sont tissés déjà à l’époque entre les jeunes Églises, comme en témoignent avec encore plus d’éloquence les salutations qui ponctuent la fin de l’épître aux Romains (voir Rm 16, 1-23).
En tout cas, on s’accorde à penser que ces sept chrétiens sont les délégués des communautés d’Asie chargés de porter à l’Église de Jérusalem le fruit des collectes qu’elles ont effectué en sa faveur : « Que le premier jour de la semaine — c’est-à-dire le dimanche — chacun de vous mette de côté chez lui ce qu’il aura pu économiser, de sorte qu’on attende pas mon arrivée pour faire la collecte », prescrit saint Paul aux chrétiens de Corinthe (1 Co 16, 2). Et l’Apôtre peut leur donner en exemple les Églises de Macédoine dont l’« extrême pauvreté a abondé en trésors de libéralité sans calcul », « au milieu des nombreuses tribulations qu’elles ont endurées » (2 Co 8, 2).
[1] Partisans de Mani ou Manès (216-277) « qui se prenait pour le dernier des prophètes. Syncrétisme religieux, d’origine judéo-chrétienne et indo-iranienne, le manichéisme reprend à la gnose – connaissance de Dieu par révélation intérieure, réservée à des initiés – le principe dualiste en vertu duquel le Bien et le Mal sont deux principes égaux et antagoniques, et considère la matière mauvaise, car elle produit tous les maux et emprisonne l’âme. Le manichéisme prône l’abstention du mariage, d’où le nom d’abstinents donné à ses adeptes » (D. Le Tourneau, Les mots du christianisme…, p. 383)
[2] Adeptes de la « doctrine de Priscillien (v. 340-385) influencée par le manichéisme, syncrétisme religieux, et par la gnose, autre syncrétisme. Elle oppose un principe mauvais absolu, la matière, à un principe bon, Dieu. Elle professe une théologie trinitaire d’origine modaliste, selon laquelle chacune des trois Personnes divines n’est qu’un mode d’être d’une seule Personne » (D. Le Tourneau, Ibid., p. 506)
[3] Voir D. Le Tourneau, Dictionnaire historique de la papauté, sous la direction de Ph. Levillain, art. « Index », Paris, 1994, p. 859-861 ; voir aussi Les mots du christianisme…, o.c., p. 325-326 ; 17
[4] Saint Jean Chysostome, Homélies sur les Actes 41, 1.