Le concile Vatican II présente encore l’Église comme Peuple de Dieu, image qu’il privilégie par rapport à celle de Corps mystique, qui reste, bien entendu, pleinement valide. Or, il existe une solidarité entre les membres d’une même communauté, d’un même peuple. À fortiori quand ce peuple n’a pas pour loi un corpus de dispositions humaines, mais la Loi de la grâce, la Loi d’Amour, quand il vit ce que nous appelons d’une expression magnifique la communion des saints, c’est-à-dire à la fois « communion aux choses saintes, sancta » et « communion entre les personnes saintes, sancti » [1].
Mais cette solidarité ne peut pas s’exercer à sens unique. Elle porte aussi sur les péchés de nos semblables qui, d’une certaine façon, nous affectent. Le magistère ecclésiastique a toujours enseigné que, selon sa gravité, le péché non seulement efface ou diminue la grâce sanctifiante dans l’âme de son fauteur, mais encore qu’il porte atteinte à la communion d’amour des frères dans la foi, qu’il offense et blesse l’Église [2]. Le Dieu offensé est « le Dieu source de vie communautaire, connu et aimé au sein de son Royaume. Voilà pourquoi aussi tout péché pour un chrétien est aussi péché contre l’Église, puisque celle-ci est normalement le lieu où s’opère le salut » [3]. Il s’en suit que, d’une part, la confession de nos péchés devant Dieu, au tribunal de la pénitence, est nécessaire et que, d’autre part, la demande de pardon adressée à ceux que nous avons blessés ne l’est pas moins. Car celui « qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne peut pas aimer Dieu, qu’il ne voit pas » (1 Jn 4, 20).
Ou, pour le dire autrement, le lien entre le passé et le présent ne s’enracine pas uniquement dans l’intérêt actuel de la commune appartenance à l’histoire. « Il se fonde aussi sur l’action unificatrice de l’Esprit de Dieu et sur l’identité permanente du principe constitutif des croyants, qui est la révélation » (CTI 4.2). Par le baptême, nous sommes devenus domestici Dei (Ep 2, 19), de la famille de Dieu, dans le même Esprit sanctificateur. La tâche du Paraclet, sa mission ad extra de la Très Sainte Trinité, à l’extérieur d’elle-même, consiste à répandre l’amour de Dieu dans notre cœur (voir Rm 5, 5) et à nous rendre à même d’user de notre liberté en faveur de Dieu, de la sainteté. Par la communion de saints, les baptisés d’aujourd’hui se sentent solidaires des baptisés d’hier. Mais de même « qu’ils bénéficient de leurs mérites et se nourrissent de leur témoignage de sainteté, ils sentent aussi le devoir d’assumer le poids actuel de leurs fautes, après avoir opéré un discernement attentif, historique et théologique » (CTI 4.2). Ce qui veut dire que la demande de pardon ne porte que sur des péchés certains : il ne s’agit nullement de « s’attribuer par une fausse humilité des péchés qui n’ont pas été commis, ou bien ceux pour lesquels il n’existe pas encore de certitude historique » [4], disait alors le cardinal Ratzinger.
La solidarité dont il question ici s’explique parce que bien souvent le mal produit ne disparaît pas avec la mort du coupable. Il suffit d’évoquer les grandes déchirures de la tunique du Christ qui persistent, malgré les efforts déployés dans le cadre du dialogue œcuménique et les progrès encourageants déjà obtenus. D’où une responsabilité objective — la responsabilité subjective cesse avec le sujet — qui se prolonge dans le temps et qui pèse sur la conscience et sur la mémoire des chrétiens des époques suivantes. « Le poids qui pèse sur la conscience peut être si lourd qu’il constitue une sorte de mémoire morale et religieuse du mal perpétré ; par nature, il s’agit d’une mémoire collective » (CTI 5.1) [5].
Un pas significatif avait été réalisé en la matière par Paul VI et le patriarche Athénagoras quand ils abolirent, en 1965, les anathèmes réciproques lancés en 1054 et par l’Orient et par l’Occident. Un autre pas a été franchi avec la levée des excommunications entre catholiques et luthériens, dans la foulée de la déclaration commune luthéro-catholique sur la justification, en 19996Déclaration commune de la Fédération luthérienne mondiale et de l’Église catholique-romaine sur la doctrine de la justification, La Documentation Catholique, 19 octobre 1997, n° 2168, p. 875-885 ; voir aussi le document commun dans La Documentation Catholique, 2-16 août 1998, n° 2187, p. 713-718 et l’annexe dans La Documentation Catholique, 1er-15 août 1999, n° 2209, p. 720-722. L’aveu des fautes des uns et des autres a indéniablement marqué une purification : « La mémoire se libère de la prison du passé et invite les catholiques et les orthodoxes, ainsi que les catholiques et les protestants, à être les architectes d’un avenir plus conforme au commandement nouveau » (CTI 5.2) de l’amour.
Toute la vie du chrétien est fondée sur l’Amour. Nous nous souvenons du grand commandement déjà en vigueur dans l’économie de l’Ancienne Alliance, le Shema Israël, déjà évoqué au cours de cette retraite. L’amour de Dieu et, conjointement, l’amour du prochain, ne sont authentiques que s’ils s’identifient le plus possible à ce que saint Thomas appelle l’amor benevolentiæ [6], l’amour de bienveillance, gratuit, totalement désintéressé, qui n’attend strictement rien en retour, qui se satisfait pleinement de faire ce qui plaît à Dieu (1 Jn 3, 22). Tel est l’exemple que nous avons reçu du Christ, qui nous a aimés jusqu’au bout, dans une gratuité infinie.
D’autre part, la confession des péchés des autres, la demande de pardon adressée en toute sincérité à ceux qui en souffrent encore, ne suppriment pas notre devoir de reconnaître les péchés de notre époque, mais servent « à réveiller notre conscience et à ouvrir, pour nous tous, la route de la conversion »8, comme le déclarait encore le cardinal Ratzinger. Tout comme l’âme, bien loin de s’affaiblir quand elle a recours au sacrement de la réconciliation, se sent purifiée et fortifiée pour de nouveaux combats spirituels et apostoliques, ainsi, répétons-le, l’Église, purifiée par la repentance, peut avancer d’un pas plus assuré et serein sur tous les chemins du monde, afin de porter partout l’Évangile de Jésus-Christ.
[1] Catéchisme de l’Église catholique, n° 948
[2] Voir Jean Paul I, exhort. ap. Reconciliatio et pænitentia, 2 décembre 1984, n° 31.IV
[3] J.-M. Aubert, Abrégé de la morale catholique, Paris, Desclée, 1987, p. 160
[4] J. Ratzinger, conférence de presse, 7 mars 2000, La Documentation Catholique, 2 avril 2000, n° 2223, p. 326-328
[5] Le pape Jean Paul II emploie pour la première fois cette expression lors de la rencontre œcuménique de son premier voyage en France, le 31 mai 1980. Voir Jean-Paul II, France, qu’as-tu fait des promesses de ton baptême ? Paris, Le Centurion, 1980, p. 67 : « Tout d’abord, et dans la dynamique du mouvement vers l’unité, il faut purifier notre mémoire personnelle et communautaire du souvenir de tous les heurts, les injustices, les haines du passé. Cette purification s’opère par le pardon réciproque »
[6] Saint Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, II-II, q. 23, a. 1