Les Juifs de Rome ignorent tout de l’apostolat de Paul et de ses avatars en Judée (voir Ac 28, 21). Ils viennent l’écouter au jour convenu. « Paul leur exposa, avec force témoignages, le royaume de Dieu, cherchant à les persuader, à partir de la Loi de Moïse et des prophètes, de ce qui concerne Jésus ». L’entretien « dura du matin jusqu’au soir. Certains furent convaincus par ce qu’il disaient, mais les autres ne crurent pas », causant une grande déception chez l’Apôtre, qui l’exprime à haute voix : « Elle est bien vraie cette parole que le Saint-Esprit a dite à vos pères par le prophète Isaïe : Va vers ce peuple, et dis-lui : Vous entendrez de vos oreilles, et vous ne comprendrez pas ; vous regarderez de vos yeux, et vous ne verrez pas. Car le cœur de ce peuple est devenu insensible ; ils ont endurci leurs oreilles et ils ont fermé leurs yeux, de peur de voir de leurs yeux, d’entendre de leurs oreilles, de comprendre avec leur cœur, de se convertir et de recevoir de moi le salut » (Ac 28, 23-27).
Jésus avait dit aux siens : « Si en quelque lieu on ne vous reçoit pas et on ne vous écoute pas, allez-vous-en, secouez la terre de dessous de vos pieds, en témoignage pour eux » (Mc 6, 11). Déjà confronté à l’incrédulité des habitants de Corinthe, Paul avait secoué ses vêtements et dit : « Que votre sang retombe sur vos têtes ! Pour moi, je n’en suis pas responsable. Désormais, c’est vers les païens que j’irai » (Ac 18, 6). À Rome, il adopte une attitude semblable : « Sachez donc que ce salut de Dieu a été envoyé aux Gentils : pour eux, ils le recevront avec docilité » (Ac 28, 28).
Il n’en reste pas moins que chaque génération, chaque homme est responsable face à Dieu des engagements qu’il prend et que son comportement peut fatiguer Dieu. « Il ne vous suffit pas de fatiguer les hommes, que vous fatiguiez aussi mon Dieu » (Is 7, 13) dit Isaïe au roi Achaz qui refuse de demander un signe. Et nous pouvons nous demander si notre génération n’est pas de nature à décourager Dieu. Ne pourrait-il pas dire comme jadis à Moïse : « Je vois bien que ce peuple est un peuple à la nuque raide. Maintenant laisse-moi : que ma colère s’embrase contre eux et que je les consume ! Mais je ferai de toi une grande nation » (Ex 32, 10). Mais Moïse intercéda en faveur du peuple et sut toucher le cœur de Dieu pour qu’il revienne sur sa décision : « Yahvé se repentit du mal qu’il avait parlé de faire à son peuple » (Ex 32, 14). Nous sommes en marche vers Pâques, la Semaine sainte approche et, avec elle, l’invitation pressante à nous convertir. Dieu n’attend que notre bonne volonté, un peu d’effort de notre part, pour se porter à notre secours. « Ah ! si mon peuple m’écoutait, si Israël marchait dans la voie qui est mienne, en un instant je confondrais leurs ennemis, et contre leurs adversaires je tournerais ma main » (Ps 80, 14-15).
« Paul demeura deux ans entiers dans une maison qu’il avait louée. Il recevait tous ceux qui venaient le visiter, prêchant le royaume de Dieu et enseignant ce qui regarde le Seigneur Jésus-Christ, en toute liberté et sans empêchement » (Ac 28, 30-31). Nous sommes donc invités à faire partager notre foi par les autres, à contribuer au kérygme, c’est-à-dire à « l’annonce de l’Évangile aux non-croyants en vue de leur conversion » [1]. Il s’agit de les amener à goûter « le don céleste », à goûter « la beauté de la parole de Dieu et les prodiges du monde à venir », comme l’écrit l’Apôtre (He 6, 4-5), de donner le goût du divin : « Goûtez et voyez combien Dieu est bon » répète l’Écriture, tant dans le Livre des Psaumes (Ps 34 [33], 9) que chez saint Pierre (voir 1 P 2, 3). « L’aspect missionnaire est essentiel à la foi chrétienne, déclarait le cardinal Ratzinger : elle est là pour être prêchée. Elle est destinée à tous. [2] » « Toutes les réalités humaines séculières [c’est-à-dire vécues dans le sæculum, le siècle ou monde], personnes et sociales, les milieux et les situations historiques, les structures et les institutions, sont le lieu spécifique de la vie et de l’action des chrétiens laïcs. Ces réalités sont les destinataires de l’amour de Dieu ; l’engagement des fidèles laïcs doit correspondre à cette vision et se qualifier comme expression de la charité évangélique » [3], car, comme l’écrivait le pape Jean-Paul II, « l’être et l’agir dans le monde sont pour les fidèles laïcs une réalité non seulement anthropologique et sociologique, mais encore et spécifiquement théologique et ecclésiale » [4]. En outre, ainsi que le même pontife l’a souligné à l’occasion de l’entrée dans le troisième millénaire de la Rédemption, « comme le Concile lui-même l’a expliqué, il ne faut pas se méprendre sur cet idéal de perfection comme s’il supposait une sorte de vie extraordinaire que seuls quelques « génies » de la sainteté pourraient pratiquer. Les voies de la sainteté sont multiples et adaptées à la vocation de chacun. […] Il est temps de proposer de nouveau à tous, avec conviction, ce « haut degré » de la vie chrétienne ordinaire : toute la vie de la communauté ecclésiale et des familles chrétiennes doit mener dans cette direction » [5].
Paul prêche Jésus-Christ, et « Jésus-Christ mis en Croix » (1 Co 1, 23). Ce Jésus n’est pas l’image déformée et blasphématoire que certains en donnent parfois, comme de nos jours avec un livre et un film à succès, qui, comme par hasard, bénéficie de relais dans tous les moyens de communication. Avec toute l’Église « nous croyons et confessons que Jésus de Nazareth, né juif d’une fille d’Israël, à Bethléem, au temps du roi Hérode le Grand et de l’empereur César Auguste Ier, de son métier charpentier, mort et crucifié à Jérusalem, sous le procureur Ponce Pilate, pendant le règne de l’empereur Tibère, est le Fils éternel de Dieu fait homme, qu’il est « sorti de Dieu » (Jn 13, 3), « descendu du ciel » (Jn, 3, 13 ; 6, 33), « venu dans la chair » (1 Jn 4, 2), car « le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire, gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité […]. Oui, de sa plénitude nous avons tout reçu et grâce pour grâce » (Jn 1, 14.16) » [6]. Jésus-Christ est « vrai Dieu et vrai homme » [7].
Nous voyons qu’il est important de réaliser une catéchèse sur la réalité de notre Sauveur et sur l’Église par lui fondée. C’est un apostolat directissime que nous avons tous à accomplir dans la vie quotidienne, auprès des gens que nous rencontrons. « Il faut noyer le mal dans l’abondance du bien », disait saint Josémaria. L’Église, notre sainte mère l’Église, n’est pas une association d’assassins, comme le prétend l’auteur des inepties évoquées à l’instant, ni une vaste entreprise de désinformation qui n’a cessé de mentir au sujet de la vraie personnalité de Jésus. L’Église « est sans tache ni ride ni rien de semblable », mais « sainte et irréprochable » (Ep 5, 27).
Cette affirmation n’est nullement contredite par les repentances qui ont eu lieu aux alentours de l’année jubilaire 2000, sur lesquelles il n’est pas inutile de revenir, en nous plaçant dans le climat du carême en cours et pour rappeler de grands principes concernant notre mère la sainte Église, que nous confessons « une, sainte, catholique et apostolique » et, de surcroît, romaine ! Pour les comprendre, il faut avant tout bien comprendre ce qu’est l’Église, car une erreur en ecclésiologie peut avoir de sérieuses conséquences. Or, il semble assez manifeste que, lorsqu’elles émanent de catholiques, les réserves envers la repentance ou les réactions négatives, voire franchement hostiles, accusent une insuffisance dans ce domaine.
Nous parlons ici de la repentance de l’Église, de la demande de pardon des chrétiens. C’est-à-dire que nous ne nous plaçons pas dans le seul cadre de l’Église catholique, même si celle-ci est la continuité de l’unique Église fondée par Jésus-Christ [8]. Mais cette démarche a été entreprise par le pontife romain ou par des évêques au nom de la communauté des baptisés, comparée, comme le rappelle le concile Vatican II, « au mystère du Verbe incarné » [9]. Cette Église « est l’unique Mère dans la grâce, qui prend sur elle le poids des fautes même passées […]. Elle peut le faire dans la mesure où le Christ Jésus — dont elle est le corps mystiquement prolongé dans l’histoire — a assumé en lui, une fois pour toutes, les péchés du monde » [10] (CTI, introduction). Nous pouvons y voir une analogie avec le Christ qui n’a pas connu le péché, alors que Dieu « l’a pour nous identifié au péché des hommes, afin que, grâce à lui, nous soyons identifiés à la justice de Dieu » (2 Co 5, 21). Sainte et rendue telle par le sacrifice du Christ au Calvaire et le don de l’Esprit à la Pentecôte, l’Église est aussi, « en un certain sens, pécheresse, car elle assume réellement en elle le péché de ceux qu’elle a elle-même engendrés dans le baptême » (CTI III, introduction).
La connaissance du Christ amène le baptisé « à revêtir l’homme nouveau » (Ep 4, 24). En même temps, saint Paul précise qu’en devenant le chef de l’Église qu’il a fondée Jésus-Christ a voulu s’incorporer les deux peuples, le peuple de l’Alliance et le peuple qui vivait en marge d’elle, « pour créer un seul homme nouveau » (Ep 2, 15). Il est donc « de foi que tous les croyants ensemble constituent un homme nouveau dans le Christ » [11]. C’est pourquoi des théologiens ont pu dégager la notion de personnalité de l’Église, une personnalité absolument nouvelle, distincte de celle des sociétés humaines, parce que d’origine divine. Parlant plus précisément de la faculté de mémoire qui intéresse au premier chef notre propos, le Père Clérissac note qu’elle est « plus précise et plus ferme qu’en aucune autre personnalité, individuelle ou collective ». Et d’ajouter que « les États ont leur tradition et leurs archives, les bureaucraties leur routine : mais rien de tout cela n’explique la fidélité de l’Église à ses souvenirs, et quels souvenirs ! — aussi anciens que le monde, et tenus pour des révélations et des confidences de Dieu » [12].
En outre, il est vrai que « le Christ et l’Église ne peuvent être ni confondus, ni séparés et forment un seul Christ Total », comme la Congrégation pour la doctrine de la Foi l’a rappelé [13]. Toutefois, pour reprendre une autre image paulinienne, elle est l’Épouse du Christ. L’Église se présente donc ici encore comme une personne. Une personne singulière possédant « intrinsèquement une personnalité surnaturelle, qui transcende la personnalité de ses membres, [et] constitue même une personne surnaturelle multitudinaire », comme l’écrit le cardinal Journet [14]. Mais cette même Église ne saurait être réduite à un conglomérat. Elle tire son unité du Dieu un et Trine, ainsi que saint Cyprien l’exprime avec vigeur : l’Église dans son ensemble apparaît comme « le peuple uni de l’unité du Père et du Fils et de l’Esprit Saint, de unitate Patris et Filii et Spiritus Sancti plebs adunata » [15]. En raison de cette forte unité ontologique, « l’Église assume son passé » [16]. Pas uniquement la puissance de grâce et de vie surnaturelle qui ne cesse de jaillir en elle et de féconder le monde, mais aussi les ombres et les défaillances de ses enfants, auxquelles la grâce à précisément pour objet de remédier.
L’affirmation que nous venons de faire appelle une précision, pour éviter toute interprétation erronée. En tant que personne, l’Église assume la responsabilité de la pénitence, de la repentance. Mais elle ne peut pas assumer la responsabilité du péché des baptisés. Autrement dit, comme le cardinal Journet le souligne encore, ce serait « tomber dans une grande illusion que d’inviter l’Église comme personne à reconnaître et à proclamer ses péchés » [17].
Au fond, cette solidarité prend corps dans le péché originel, que nous contractons tous à notre naissance, bien qu’il ne soit pas un péché personnel [18]. Après le baptême, la solidarité humaine est renforcée par celle qui naît de notre condition d’enfant de Dieu. « Dans la grâce, en effet, comme dans la blessure du péché, les baptisés d’aujourd’hui sont proches et solidaires de ceux d’hier » (CTI III, introduction).
[1] D. Le Tourneau, Les mots du christianisme…, o.c., p. 35
[2] J. Ratzinger, Les principes de la théologie catholique, esquisse et matériaux, Paris, 1982, p. 377
[3] Conseil pontifical « Justice et Paix », Compendium de la doctrine sociale de l’Église, Cité du Vatican, 2005, p. 307
[4] Jean-Paul II, exhort. ap. Christifideles laici, n° 15
[5] Jean-Paul II, lettre ap. Novo millennio ineunte, n° 31
[6] Catéchisme de l’Église catholique, n° 423
[7] Symbole d’Athanase ou Quicumque
[8] Voir Congrégation pour la Doctrine de la foi, « Déclaration Dominus Jesus sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église », L’Osservatore Romano en langue française, 5 septembre 2000, p. 10-14 ; La Documentation catholique, 1er octobre 2000, n° 2233, p. 812-822
[9] Concile Vatican II, const. dogm. Lumen gentium, n° 8
[10] Commission Théologique Internationale, « Mémoire et réconciliation. L’Église et les fautes du passé », introduction, La Documentation Catholique, 19 mars 2000, n° 2222, p. 271-291 ; Éditions du Cerf, Paris, 2000 (cité CTI dans le texte)
[11] J.-H. Nicolas, o.p., Synthèse Théologique, Fribourg (Suisse)-Paris, 1985, p. 677
[12] P. H. Clérissac, o.p., Le Mystère de l’Église, Paris, 1962, p. 500 sv, cité par G. Cottier, Mémoire et repentance, Paris, 1998, p. 65-67
[13] Congrégation pour la Doctrine de la foi, « Déclaration Dominus Jesus… », n° 16
[14] Ch. Journet, « De l’Église du Christ. Le livre de Jacques Maritain », Nova et Vetera 1971/1 ; p. 3, cité par G. Cottier, ibid., p. 7
[15] Saint Cyprien, De orat. Dom. 23, cité par Cconcile Vatican II, const. dogm. Lumen gentium, n. 4
[16] G. Cottier, Mémoire et repentance…, o.c. à la note 6 p. 72
[17] G. Cottier, ibid., p. 79
[18] Voir Catéchisme de l’Église catholique, n° 40