Ici se pose le problème de l’extra Ecclesiam nulla salus , « hors de l’Église, pas de salut ». Cette formule signifie que le salut vient nécessairement et exclusivement du Christ-tête, par l’Église qui est son Corps. « Appuyée sur la Sainte Écriture et sur la tradition, le concile enseigne que cette Église en marche sur la terre est nécessaire au salut. Seul, en effet, le Christ est médiateur et voie de salut ; or, il nous devient présent en son Corps qui est l’Église ; et en nous enseignant expressément la nécessité de la foi et du baptême, c’est la nécessité de l’Église elle-même, dans laquelle les hommes entrent par la porte du baptême, qu’il nous a confirmée en même temps. C’est pourquoi ceux qui refuseraient soit d’entrer dans l’Église catholique, soit d’y persévérer, alors qu’ils la sauraient fondée de Dieu par Jésus-Christ comme nécessaire, ceux-là ne pourraient pas être sauvés [1]. »
Ce principe a été appliqué de façon trop littérale, comme nécessitant l’appartenance effective et visible à l’Église par le baptême. La saine théologie enseigne que Jésus-Christ n’a pas fait connaître d’autre voie de salut, mais que les « infidèles » de bonne volonté qui suivent leur conscience droite et bien formée et ne connaissent pas le Christ et son Église, sans que ce soit de leur faute, peuvent être sauvés s’ils cherchent Dieu sincèrement et s’ils s’efforcent, sous l’impulsion de la grâce, d’accomplir sa Volonté qu’ils connaissent par le jugement de leur conscience. La raison théologique en est que, s’ils connaissaient la foi catholique, ils voudraient faire partie de l’Église : ils ont le « baptême de désir » [2]. Certes, « Dieu a lié le salut au sacrement du baptême, mais, souligne le Catéchisme de l’Église catholique, il n’est pas lui-même lié à ses sacrements » [3]. En tout cas, « bien que Dieu puisse par des voies connues de lui seul amener à la foi « sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu » (He 11, 6) des hommes qui, sans faute de leur part, ignorent l’Évangile, l’Église a le devoir en même temps que le droit sacré d’évangéliser » [4] tous les hommes [5]. D’où, de nos jours, l’insistance sur la nouvelle évangélisation, à laquelle le pape Jean-Paul II n’a cessé de nous convier depuis l’appel qu’il a lancé à Saint-Jacques de Compostelle en 1982 et qui s’impose comme une nécessité évidente. « Il est urgent partout de refaire le tissu chrétien de la société humaine, déclarait-il dans l’exhortation apostolique Christifideles laici. Mais la condition est que se refasse le tissu chrétien des communautés ecclésiales elles-mêmes […]. Seule une nouvelle évangélisation peut garantir la croissance d’une foi claire et profonde » et remédier à l’indifférentisme religieux, à la sécularisation et l’athéisme, à la prolifération des sectes, etc. [6]
b) La question de l’annonce de l’Évangile aux païens a pu paraître entendue avec l’accueil réservé à la conversion de Corneille. Ce n’est toutefois pas évident. « Il est probable […] que, dans leur ensemble, les chrétiens de Jérusalem n’ont pas compris la véritable portée de l’événement : Pierre a été excusé, il ne pouvait agir autrement qu’il ne l’a fait, mais rien n’a été décidé pour l’avenir. Le cas de Corneille ne créait pas un précédent. [7] » Nous savons, en effet, par les lettres de l’Apôtre des Gentils que l’esprit judaïsant n’a pas disparu pour autant comme par enchantement. Il parle des « faux frères qui se sont glissés pour espionner la liberté que nous avons dans le Christ Jésus, afin de nous réduire en esclavage » (Ga 2, 4) et il met les fidèles en garde contre les fanatiques de la Loi mosaïque « qui vous troublent et qui veulent bouleverser l’Évangile du Christ » (Ga 1, 7), qui veulent « renverser » l’Évangile, le transformer en annonçant un autre Évangile que celui prêché par les apôtres. Or, ajoute saint Paul, « si jamais quelqu’un, fût-ce nous-même, fût-ce un ange venu du ciel, vous prêchait un Évangile autre que celui que nous avons prêché, qu’il soit anathème » (Ga 1, 9), c’est-à-dire qu’il soit retranché de la communion des croyants. Cet avertissement conserve toute son actualité, dans le mesure où nous devons savoir apprécier l’enseignement qui nous est donné dans la fidélité au magistère de l’Église et la continuité du dépôt de la foi. Toute nouveauté est a priori suspecte. Nous allons revenir dans un instant sur cette question de l’adhésion au magistère ecclésiastique.
Quoi qu’il en soit, c’est une toute autre affaire que le baptême de quelques païens qui motive la réunion des anciens et des apôtres à Jérusalem. Le débat est suscité, cette fois-ci, par des chrétiens d’origine pharisienne, des « gens de l’entourage de Jacques », au témoignage de saint Paul dans son épître aux Galates (Ga 2, 12), qui viennent « de Judée » (Ac 15, 1), ce qui leur confère une autorité morale particulière : on peut présumer qu’ils sont porteurs des idées de l’Église mère de Jérusalem. Ils affirment catégoriquement « aux frères » : « Si vous n’êtes pas circoncis selon la loi de Moïse, vous ne pouvez pas être sauvés » (Ac 15, 1). Le désaccord est grand entre Paul et Barnabé d’une part et ces chrétiens d’autre part, et « une contestation et une vive discussion » s’élèvent. Ils ont accepté la conversion de Corneille sous la motion du Saint-Esprit, comme nous venons de le voir à propos des explications données par saint Pierre. Mais ils n’ont pas compris la nouveauté radicale de l’économie évangélique et se méprennent sur le sens de ces paroles du Seigneur : « N’allez pas croire pas que je suis venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais parfaire » (Mt 5, 17).
En tout cas, non seulement ils sèment le trouble, mais encore ils menacent l’expansion de l’Église naissante. Nous ne condamnons pas leur attitude. Il était sans doute difficile pour un chrétien provenant du judaïsme de comprendre que la Loi ancienne devait disparaître dans la Loi nouvelle et que la circoncision n’était plus obligatoire pour le salut. Le comprendre était encore plus ardu pour les Juifs convertis qui provenaient du pharisaïsme et attachaient donc une valeur toute spéciale aux pratiques légales.
« Une contestation très vive s’étant élevée entre Paul et Barnabé » (Ac 15, 2) et les judaïsants, les chefs de l’Église d’Antioche décident d’envoyer une délégation auprès de Pierre et de ses collaborateurs à Jérusalem. Paul précise, ce qui n’est nullement contradictoire, que c’est « à la suite d’une révélation » (Ga 2, 2), c’est-à-dire sous l’inspiration de l’Esprit, qu’il se rend à Jérusalem accompagné de Barnabé, « avec quelques autres des leurs » (Ac 15, 2), dont Tite au témoignage de l’épître aux Galates (Ga 2, 1). À Jérusalem, ils sont reçus « par l’Église, les apôtres et les anciens » (Ac 15, 4).
Saint Paul commence par exposer dans des conversations particulières avec les apôtres et les anciens, avec, comme il le dit lui-même, « ceux qui paraissaient être les plus considérés » (Ga 2, 2), l’Évangile qu’il prêchait parmi les Gentils, non qu’il doutât de son exactitude, mais en raison des oppositions rencontrées, « afin, dit-il, de ne pas courir ou de n’avoir pas couru en vain » (Ga 2, 2).
[1] Concile Vatican II, const. dogm. Lumen gentium, n° 14
[2] D. Le Tourneau, Les mots du christianisme…, o.c., p. 313
[3] Catéchisme de l’Église catholique, n° 1257
[4] Concile Vatican II, const. dogm. Lumen gentium, n° 16
[5] Catéchisme de l’Église catholique, n° 847
[6] Jean-Paul II, exhort. ap. Christifideles laici, n° 34
[7] L. Pirot-A. Clamer, La Sainte Bible, o.c., p. 167