Nous ne devons pas oublier, d’autre part, que dans notre vie c’est Dieu qui fait l’essentiel : nous, nous parlons en son nom et lui donne la croissance (voir 1 Co 3, 6). « Il n’est pas vrai que toutes les personnes de notre époque, en général et en bloc, soient hermétiques ou demeurent indifférentes à ce que la foi chrétienne enseigne sur le destin et sur l’être de l’homme ; il n’est pas vrai que tous les hommes de ce temps s’occupent seulement des choses de la terre et se désintéressent du ciel. Certes, les idéologies fermées ne manquent pas ; les personnes qui les soutiennent non plus » [1] et, pourrions-nous ajouter, elles disposent de moyens important et souvent du soutien de la grande presse. Certes, la vérité, comme le disait Bernanos, « ressemble au soleil : on en parle avec beaucoup de sympathie, d’admiration, et même de dévotion, mais on est vite las de la regarder en face… » [2] Les sanhédrins actuels voudraient nous réduire au silence, tout comme le Sanhédrin intimait à Pierre et à ses compagnons de ne pas parler ni d’enseigner au nom de Jésus (voir Ac 4, 18). « Tout au long des siècles, les sanhédrins qui exigent le silence, l’abandon ou la déformation de la vérité, changent, commentait Jean-Paul II. Les sanhédrins du monde contemporain sont nombreux et très différents. Ces sanhédrins sont chaque homme qui rejette la vérité divine ; ce sont les systèmes de pensée humaine, de la connaissance humaine ; ce sont les différentes conceptions du monde et aussi les différents programmes de comportement humain ; ce sont les formes de pression de l’opinion publique, de la civilisation de masse, des moyens de communication sociale teintés de matérialisme, d’agnosticisme laïc, antireligieux ; ce sont finalement certains systèmes de gouvernement du monde contemporain qui, s’ils ne privent pas totalement les citoyens de la possibilité de confesser leur foi, au moins la limitent de différentes manières, marginalisent les croyants et les convertissent en citoyens de deuxième catégorie […] et face à toutes ces formes modernes du sanhédrin d’alors, la réponse de la foi est toujours la même : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Ac 5, 29) » [3].
Confrontés à cette réalité, nous devons avant tout faire confiance à la prière. Rappelons-nous — c’en est une illustration parlante — la demande de Benoît XVI, le jour de son installation sur le trône de Pierre, face à l’immensité de la tâche qui l’attendait et à sa responsabilité d’être le Bon Pasteur de toutes les âmes : « Priez pour que je ne prenne pas la fuite par peur des loups. [4] »
Les loups — les sanhédrins — existeront toujours : « Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups » (Mt 8, 16). « Mais confiance ! ajoute le Seigneur. Moi, je suis vainqueur du monde » (Jn 16, 33). « Et voici la victoire qui a vaincu le monde : notre foi » (1 Jn 5, 4). Résistez donc au diable, dit saint Pierre, et soyez « solides dans la foi » (1 P 5, 9). « Après quelque temps de souffrance, le Dieu de toute grâce, qui vous a appelés dans le Christ à sa gloire éternelle, achèvera lui-même son œuvre en vous, vous affermira, vous fortifiera, vous rendra inébranlables » (1 Jn 5, 10). Demandons cette grâce pour notre saint-père, pour tous les évêques en communion avec lui et pour tout le peuple fidèle en général.
Ce qui est reproché à Pierre, ce n’est pas directement « d’avoir baptisé des incirconcis, mais bien d’avoir contrevenu à la tradition des Pères en entrant chez ces gens et en partageant leur repas » [5], enfreignant ainsi le précepte du Seigneur : « Ne donnez pas aux chiens les choses sacrées » (Mt 7, 5). Les interdits alimentaires avaient conduit le judaïsme à éviter toute participation aux repas des païens. La question des aliments et la fréquentation des Gentils étaient liées et faisaient l’objet d’interdictions sévères. Or, Pierre entend une voix lui répéter de façon insistance : « Ce que Dieu a déclaré pur ne l’appelle pas souillé » (Ac 10, 16). Il peut découvrir ainsi que désormais les lois relatives aux aliments sont dépourvues de valeur pour les chrétiens. D’où, c’en est une conséquence capitale, Juifs et païens sont égaux dans les desseins salvifiques de Dieu. Saint Paul exprimera cette doctrine admirablement bien : il n’y a « plus de Juif ni de Grec ; plus d’esclave ni d’homme libre ; plus d’homme ni de femme : vous tous, en effet, vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3, 28).
Pierre est donc amené à se justifier. Il le fait en reprenant depuis le début le fil des événements tels qu’ils se sont déroulés et dans lesquels l’intervention divine est manifeste. Il a avec lui des compagnons qui peuvent certifier l’exactitude de son récit. La conclusion qu’il en tire est la suivante : « Lorsque j’eus commencé à leur parler, l’Esprit Saint descendit sur eux, comme sur nous au commencement », claire référence à l’effusion de l’Esprit au jour de la Pentecôte. « Et je me souvins de la parole du Seigneur : Jean a baptisé dans l’eau ; mais vous, vous serez baptisés dans l’Esprit. » (Ac 11, 15-16). Cette parole, Jésus l’avait prononcée juste avant de remonter auprès de son Père alors qu’il était réuni avec ses apôtres sur le mont des Oliviers (voir Ac 1, 5).
« Mais, dira-t-on, le baptême n’aurait pas dû être donné ; remarquons, dit saint Jean Chrysostome, que le baptême est un fait accompli, puisque le Saint-Esprit était descendu. Aussi Pierre ne dit-il pas : J’ai ordonné d’abord de les baptiser ; que dit-il ? « Peut-on refuser l’eau du baptême ? » montrant par là qu’il n’a rien fait de son propre mouvement. Ce que nous avions, ils l’ont reçu. « Puis donc que Dieu leur a donné la même grâce qu’à nous, qui avons cru au Seigneur Jésus-Christ, qui étais-je, moi, pour empêcher le dessein de Dieu » (Ac 11, 17). C’est pour leur fermer complètement la bouche qu’il ajoute : « La même grâce » [6]. Cette corrélation entre la venue de l’Esprit Saint le jour de la Pentecôte et sa venue à Césarée sur les païens convertis est évidemment très significative et destinée emporter l’adhésion des auditeurs. Ainsi que Pierre l’explique lui-même, il ne sent pas de force à résister à l’Esprit, à s’opposer à sa volonté. Comme Paul l’écrira aux fidèles de l’Église de Rome, « qui donc es-tu, ô homme, pour disputer avec Dieu ? » (Rm 9, 20). En effet ! Face à Dieu, nous sommes « comme un avorton » ainsi que saint Paul se considérait lui-même (1 Co 15, 8).
L’argument est imparable. « Les apôtres et les frères » (Ac 11, 1) se rangèrent rapidement à ce raisonnement. Non seulement ils se calmèrent, mais « ils glorifièrent Dieu en disant : Dieu a donc accordé aussi aux Gentils la pénitence, afin qu’ils aient la vie » (Ac 11, 18).
La vie dont ils parlent est d’abord la vie surnaturelle, la vie de la grâce sanctifiante, qui nous est acquise par le baptême, mais c’est aussi en arrière-fond la vie éternelle vers laquelle nous sommes en marche. Nous savons, quant à nous, que « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Tm 2, 4). La volonté divine de salut est universelle, c’est-à-dire qu’elle s’adresse à tous les hommes de tous les temps. Mais, comme les anges le chantent dans la nuit de Noël, la paix va « aux hommes de bonne volonté » (Lc 2, 14). C’est-à-dire que ne sont sauvés que ceux qui le veulent, ceux qui entrent dans la logique divine, ceux qui se laissent saisir par Dieu et répondent à son appel, ceux qui acceptent d’être capturés par la grâce, comme le prophète Jérémie : « Tu m’as séduit, Yahvé, et je me suis laissé séduire » (Jr 20, 7). Plût au ciel que les hommes reconnussent le Seigneur pour ce qu’il est vraiment et se laissassent mener par le désir de bonheur que Dieu a inscrit dans leur nature ! « Ce désir est d’origine divine ; Dieu l’a mis dans le cœur de l’homme afin de l’attirer à lui qui seul peut le combler » [7], dit le Catéchisme de l’Église catholique.
Nous faisons pleinement nôtre cette réflexion de saint Augustin, dans les Confessions : « Comment est-ce donc que je te cherche, Seigneur ? Puisqu’en te cherchant, mon Dieu, je cherche la vie heureuse, fais que je te cherche pour que vive mon âme, car mon corps vit de mon âme et mon âme vit de toi. [8] »
[1] Saint Josémaria, Quand le Christ passe, n° 132
[2] G. Bernanos, « Une vision catholique du réel », La crépuscule des dieux, Paris, 3ème éd., 1956, p. 35
[3] Jean-Paul II, Homélie, 20 mai 1980
[4] Benoît XVI, Homélie pour l’inauguration de son pontificat, 24 avril 2005
[5] L. Pirot-A. Clamer, La Sainte Bible, t. XI, nouvelle édition révisée, Paris, 1951, p. 165
[6] Saint Jean Chrysostome, Homélies sur les Actes 24, 2
[7] Catéchisme de l’Église catholique, n°1718
[8] Saint Augustin, Confessions 10, 29