Paul et Luc abordent à Tyr. « Ayant trouvé les disciples, nous passâmes sept jours chez eux. Inspirés par l’Esprit, ils disaient à Paul de ne pas monter à Jérusalem » (Ac 21, 4). Il faut probablement comprendre qu’ils connaissent pas révélation les souffrances qui attendent Paul et que, dans l’affection qu’ils lui portent, ils cherchent à le dissuader de se rendre à la Ville Sainte. Mais Paul va poursuivre son chemin précisément poussé par l’Esprit. À Césarée, il descend chez « Philippe l’évangéliste ». Survient un prophète, du nom d’Agabus, qui réalise un geste symbolique, comme nombre de prophètes le faisaient. « Il vint à nous, raconte saint Luc, prit la ceinture de Paul et se lia les pieds et les mains : « Voici, dit-il, ce que dit l’Esprit Saint : L’homme à qui appartient cette ceinture, les Juifs le lieront de la même manière à Jérusalem et le livreront aux païens. » (Ac 21, 11). Cette prédiction se réalisera sous peu. Partout, nous le voyons, l’Apôtre est reçu dans des communautés fondées par lui ou par d’autres messagers de l’Évangile. Réellement l’annonce s’étend au monde entier et a gagné tout l’orient de l’Empire.
Parvenu enfin à Jérusalem, il est d’abord reçu par les frères « avec joie » (Ac 21, 17). Le lendemain a lieu la réception officielle : « Paul se rendit avec nous chez Jacques, et tous les anciens s’y réunirent » (Ac 21, 18). Il commence par raconter « en détail tout ce que Dieu avait fait parmi les Gentils par son ministère », ce qui suscite l’émerveillement. « Ils glorifièrent Dieu — toute notre vie devrait être une louange incessante de Dieu, en ne vivant que pour sa gloire, Deo omnis gloria — et dirent à Paul : « Tu vois, frère, combien de milliers de Juifs ont cru, et tous sont zélés pour la Loi » (Ac 21, 20). Ils pensent que des foules vont se rassembler en apprenant l’arrivée de Paul. Or, un problème se pose, car « ils ont entendu dire que tu enseigne aux Juifs dispersés parmi les Gentils de se séparer de Moïse, leur disant de ne pas circoncire leurs enfants et de ne pas se conformer aux coutumes » (Ac 21, 21). Cette rumeur contient du vrai et du faux. Du vrai, car la Loi passe désormais au second plan : « C’est pour que nous soyons libres que le Christ nous a libérés, disait Paul aux Galates. Tenez donc ferme et n’allez pas vous remettre sous le joug de l’esclavage » (Ga 5, 1). Du faux aussi, puisque, lors de son deuxième voyage missionnaire, Paul a fait circoncire son disciple Timothée, « à cause des Juifs qui étaient dans ces contrées, car tous savaient que son père était grec » (Ac 16, 3). En tout cas Jacques et les anciens de l’Église de Jérusalem ont réservé un accueil chaleureux à Paul et à ses compagnons, et n’objectent rien à la façon d’agir de Paul, leur embarras du début ayant été balayé par ses explications.
Les chefs de l’Église suggèrent donc à Paul de se faire accompagner dans le Temple par quatre homme ayant fait un vœu et de faire « pour eux les frais des sacrifices » (Ac 21, 24). Malgré cette tactique, une fois écoulé le délai de sept jours du vœu, « les Juifs d’Asie, ayant vu Paul dans le Temple, soulevèrent toute la foule et mirent la main sur Paul en criant : « Enfants d’Israël, au secours ! Voici l’homme qui rêche partout et à tout le monde contre le peuple, contre la loi et contre ce lieu ; il a même introduit des païens dans le temple et a profané ce saint lieu » (Ac 21, 27-28). Paul ne dut la vie sauve qu’à l’intervention des soldats romains. Il peut enfin s’adresser à la foule qui s’est calmée. Il raconte sa conversion et comment le Seigneur lui a dit d’aller vers les nations lointaines. À ces mos, tout en « jetant leurs manteaux et lançant de la poussière en l’air » — quel spectacle ! — ils se mirent à vociférer : « Ôte de la terre pareil homme ; il n’est pas digne de vivre » (Ac 22, 22-23). Où nous voyons que Paul a beau obéir aux conseils des anciens et agir avec une grande droiture d’intention, cela n’empêche pas que ses paroles et son comportement soient critiqués par ceux qui sont dépourvus de vision surnaturelle.
C’est un enseignement pour nous, sur un double plan. D’abord, nous ne devons pas nous étonner si notre attitude chrétienne et notre engagement apostolique sont mal interprétés : il faut un minimum de sens surnaturel pour ne pas les déformer. Ensuite, nous devons être sur nos gardes et nous méfier des distorsions que nous pouvons facilement faire subir aux agissements des autres, en particulier de nos frères dans la foi. Ce qui est bien dommage. Nous sommes tous plus ou moins enclins à critiquer, à juger. Il est facile d’adopter une attitude négative à l’égard d’autrui. Si nous voulons vivre le grand commandement de l’amour, dont saint Paul résume les exigences dans la première épître aux Corinthiens, la meilleure attitude consiste à avoir un « préjugé favorable » envers notre prochain, c’est-à-dire à penser du bien de lui, à ne pas lui attribuer les intentions tordues qui n’existent que dans notre imagination. Comme les relations entre les humains changeraient si, au lieu de critiquer et de condamner, nous étions des facteurs de bonne entente et d’harmonie, si nous nous efforcions de semer la paix autour de nous ! Plutôt que de nous poser en censeurs impitoyables, pourquoi ne pas nous demander : « Que puis-je faire pour un tel ? » Un tel, c’est la femme ou le mari, c’est tel enfant, tel membre de la famille, tel collègue, tel voisin, etc. « Qu’attend-il de moi ? Que puis-je faire pour lui rendre la vie plus agréable, plus amène ? » C’est une attitude constructive, une vraie dimension de charité authentique, une expérience de l’amour. Nous ne recherchons pas l’autre, nous ne l’envisageons pas comme un moyen d’assouvir une quête personnelle de pseudo bonheur. Mais nous nous ouvrons à lui, nous le découvrons dans toutes ses richesses, nus émerveillant de plus en plus de toutes les qualités qu’il possède et de tout ce qu’il fait de bien. L’amour qui, nous dit Benoît XVI, est « une véritable découverte de l’autre, dépassant donc le caractère égoïste […] devient maintenant soin de l’autre et pour l’autre. Il ne se cherche plus lui-même […], il cherche au contraire le bien de l’être aimé : il devient renoncement, il est prêt au sacrifice, il le recherche même » [1].
Qu’il est facile de pécher contre la charité et comme nous devons être sur nos gardes. « Si attentif que soit ton serviteur et si appliqué qu’il puisse être à les observer, qui remarque les égarements involontaires ? Pardonne les fautes qui me sont cachées. Préserve aussi ton serviteur des péchés d’autrui » (Ps 19, 12-14).
Tout ceci s’applique au plus haut point à notre rencontre avec Dieu, qui est l’Amour en Personne, l’Amour Un et Trine. C’est d’autant plus vrai que,comme le pape l’explique encore, « l’amour vise à l’éternité »2. Il conduit à la « découverte de Dieu ». S’accomplit alors l’affirmation du Seigneur : « Qui cherchera à conserver sa vie la perdra. Et qui la perdra la sauvegardera » (Lc 17, 33). Nous perdant à nous-même, nous oubliant nous-même pour ne plus aimer que l’autre et ne vouloir que son bien, nous obtenons la vie éternelle, la vie de Dieu en nous et pour nous.
[1] Benoît XVI, enc. Deus caritas est, n° 6.