II — SAINT PAUL EN MISSION ET À ROME
Nous en venons à la dernière mission apostolique de saint Paul et à son séjour à Rome, sur lequel s’achève le Livre des Actes des apôtres. Que s’est-il passé au terme des deux années de captivité de l’apôtre des Gentils dans la Ville éternelle ? Nous ne le savons pas. Sans doute a-t-il été remis en liberté, soit que les Juifs qui l’accusaient ne se soient pas présentés devant le tribunal de César, soit qu’il ait été jugé et acquitté. La première hypothèse semble la plus probable, ce qui explique que Luc « n’a pas eu à mentionner l’arrêt final qui n’a pas été porté » [1]. En tout cas, saint Luc n’estime pas utile de poursuivre son récit au-delà, alors qu’il est resté auprès de l’Apôtre jusqu’à son martyre. La raison en est, nous dit saint Jean Chrysostome, que « le Livre des Actes, tel qu’il nous est parvenu, répond parfaitement au propos de l’auteur. Car les évangélistes se proposèrent de n’écrire que l’essentiel » [2].
Notre exposé se divisera donc en deux parties, faisant chacune l’objet d’un développement séparé. Commençons par le dernier voyage missionnaire de saint Paul, pour achever avec l’emprisonnement de Paul à Rome.
A) Le dernier voyage missionnaire de saint Paul
Paul est passé par Éphèse avant de regagner Jérusalem, au terme de son second voyage apostolique (cf. Ac 18, 21-22). Après avoir séjourné quelque temps dans la Ville sainte, il « se mit en route, et parcourut successivement les pays des Galates et la Phrygie, affermissant tous les disciples » (Ac 18, 23). Saint Luc insère ici un événement intéressant à plus d’un titre. Il s’agit de l’apostolat que réalise à Éphèse « un Juif nommé Apollos, originaire d’Alexandrie », non seulement « homme éloquent », c’est-à-dire possédant outre la facilité de parole de nombreuses connaissances, mais aussi « versé dans les Écritures » (Ac 18, 24), connaissant les Livres sacrés dont l’enseignement était courant à Alexandrie. En effet, cette ville était le siège d’une communauté juive nombreuse et florissante et la Bible y avait été traduite en grec. Apollos « ne connaissait que le baptême de Jean » (Ac 18, 25), le Précurseur, ce qui montre déjà ses bonnes dispositions de fond. Il « enseignait avec exactitude ce qui concernait Jésus » (Ac 18, 25), donc probablement sa Résurrection et son Ascension. Mais il s’arrête là : il ignore l’existence de l’Esprit.
L’ayant écouté, deux époux chrétiens, Priscille et Aquila, « le prirent avec eux et lui enseignèrent plus à fond la voie du Seigneur » (Ac 18, 26). C’est un couple de chrétiens originaires de Corinthe qui ont accompagné Paul quand il a quitté cette ville à destination de la Syrie, comme nous le lisons quelques versets plus haut : Paul « prit congé des frères, et s’embarqua pour la Syrie avec Priscille et Aquila » (Ac 18, 18). Il est émouvant de constater le zèle apostolique de ce ménage, désireux de contribuer à une meilleure formation d’un homme plein de bonne volonté, certes, mais qui ignore encore certains aspects de la foi. Ils auraient pu le laisser tranquille et se contenter de penser que ce qu’il faisait n’était pas si mal que cela. Non ! Ils interviennent pour mieux le former. « Pour ma part, écrit saint Justin, pour eux [c’est-à-dire les Juifs et les hérétiques] comme pour vous, je fais tout l’effort possible pour les sortir de l’erreur, sachant que celui qui, pouvant dire la vérité, ne la dit pas, sera jugé par Dieu » [3]. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette dimension missionnaire de notre vie. Mais nous voyons dès à présent l’importance de l’apostolat des laïcs, que le concile Vatican II a souligné dans son décret Apostolicam actuositatem : « L’apostolat des laïcs ne peut jamais manquer à l’Église, car il est une conséquence de leur vocation chrétienne. […] Les laïcs, rendus participants de la charge sacerdotale, prophétique et royale du Christ, assument dans l’Église et dans le monde leur part dans ce qui est la mission du Peuple de Dieu tout entier » [4].
Nous voyons ainsi que nous avons tous notre place dans les plans de Dieu et qu’il compte sur nous pour faire avancer l’évangélisation, comme il a compté sur Priscille et Aquila pour former Apollos, comme il compté sur Paul, dont la vocation a été préparé par le martyre d’Étienne : « Si Étienne n’avait pas prié Dieu, fait remarquer saint Augustin, l’Église ne posséderait pas Paul » [5]. « Nous ne sommes pas le produit accidentel et dépourvu de sens de l’évolution. » Ce sont des mots de Benoît XVI que le président de la Région Nord de l’Ordre nous a rappelés dans sa « Note d’orientation pour l’année 2005-2006 ». Et le Pontife d’ajouter : « Chacun de nous est le fruit d’une pensée de Dieu. Chacun de nous est voulu, chacun est aimé, chacun est nécessaire. Il n’y a rien de plus beau que d’être rejoints, surpris par l’Évangile, par le Christ. il n’y a rien de plus beau que de le connaître et de communiquer aux autres l’amitié avec lui. La tâche du pasteur, du pêcheur d’hommes, peut souvent apparaître pénible. Mais elle est belle et grande, parce qu’en définitive elle est un service rendu à la joie, à la joie de Dieu qui veut faire son entrée dans le monde »6Benoît XVI, Homélie pour l’inauguration de son pontificat, 24 avril 2005. Oui, reconnaissons-le avec le psalmiste, « pour moi, mon bonheur est d’être proche de Dieu » (Ps 73, 28), et de rapprocher aussi les autres de Dieu.
En tout cas, Apollos, renforcé et éclairé dans sa foi par l’instruction reçue de Priscille et d’Aquila, met désormais ses talents au service de la proclamation de la foi intégrale. Désireux de se rendre en Achaïe, « les frères l’approuvèrent et écrivirent aux disciples de bien le recevoir. Quand il fut arrivé, il fut d’un grand secours à ceux qui avaient cru par la grâce, car il réfutait vigoureusement les Juifs en public, démontrant par les Écritures que Jésus est le Christ » (Ac 18, 27-28). Sa prédication à Éphèse est si intense et efficace que Paul pourra dire en toute vérité : « Moi, j’ai planté ; Apollos a arrosé » (1 Co 3, 6). Il est vrai que certains s’attachèrent trop à lui, au point de former un parti « pro Apollos », qui contraint Paul à intervenir : « Quand l’un dit : « Moi, je suis pour Paul ! » et l’autre : « Moi, pour Apollos ! », qu’êtes-vous sinon des hommes ? Qu’est-ce donc qu’Apollos ? Et qu’est-ce que Paul ? Des serviteurs, qui vous ont transmis la foi, et chacun d’eux proportionnellement au don du Seigneur » (1 Co 3, 4-5). En définitive, « c’est Dieu qui a fait pousser » (1 Co 3, 6), qui donne la croissance ; c’est lui qui, « dans sa bienveillance, produit en vous et le vouloir et le faire » (Ph 2, 13).
Il s’agit, pour eux comme pour nous, de transmettre la foi, non de nous prêcher nous-même. Nous ne pouvons jamais apparaître comme les membres d’une faction. « Nous sommes des collaborateurs de Dieu » (1 Co 3, 9), chacun selon les dons qu’il a reçus. Autrement dit, « l’Évangile que je vous ai prêché ne doit rien à l’homme. Ce n’est pas non plus de l’homme que j’ai reçu ou appris : c’est Jésus-Christ qui me l’a révélé » (Ga 1, 11). Saint Paul, montrant son entière droiture d’intention, pouvait écrire aux Corinthiens : « Ma parole et la prédication n’avaient rien du langage persuasif de la sagesse ; mais l’Esprit s’y manifestait avec puissance, pour que votre foi fût donnée, non sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu » (1 Co 2, 4-5). Il est bien conscient de n’être que le haut-parleur de l’Esprit ! Il peut préciser avec joie, à l’adresse des Thessaloniciens : « Vous avez accueilli [la parole de Dieu] non comme une parole humaine, mais pour ce qu’elle est vraiment, une parole divine, dont l’efficacité se manifeste en vous les croyants » (1 Th 2, 13).
[1] L. Pirot-A. Clamer, La Sainte Bible, t. XI, nouvelle édition révisée, Paris, 1951, p. 355
[2] Saint Jean Chrysostome, Homélies sur les Actes des apôtres 1, 1
[3] Saint Justin, Dialogue avec Tryphon 82, 3
[4] Concile Vatican II, Décr. Apostolicam actuositatem, nos 1 et 2
[5] Saint Augustin, Sermon 315, 7